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Des ténèbres de poix régnaient dans la chambre. Sansa barra la porte et, se dirigeant à l’aveuglette vers la fenêtre, en fit coulisser les rideaux. Et le spectacle lui coupa le souffle.

Agité de coloris instables et maléficieux, le ciel réfléchissait la véhémence des incendies qui ravageaient la terre. Des houles d’un vert sinistre agressaient la panse des nuages, des mares d’orange embrasaient l’émeute du firmament. Dans la guerre incessante que se livraient les rouges, les jaunes des flammes ordinaires et les jade, les émeraude du feu grégeois, chacun des lutteurs ne flamboyait que le temps de s’éteindre et d’accoucher de hordes d’ombres éphémères qui dépérissaient à leur tour au bout d’un instant. Aubes livides et crépuscules sanguinolents se supplantaient en un clin d’œil. L’air lui-même empestait le cramé, l’âcre puanteur de ces cuisines où la soupe oubliée sur les braises a débordé de la marmite. La nuit foisonnait d’escarbilles qui zigzaguaient comme des nuées de lucioles.

Sansa délaissa la croisée pour se replier vers l’abri de l’alcôve. Je vais dormir, se promit-elle, et, à mon réveil, un nouveau jour luira, le ciel sera de nouveau bleu. La bataille sera terminée, et l’on me dira s’il me faut vivre ou si je dois mourir. « Lady », gémit-elle tout bas. La retrouverait-elle, sa louve, une fois morte ?

C’est alors que quelque chose remua, derrière, et qu’une main surgie du noir se referma autour de son poignet.

Elle ouvrit la bouche pour crier, mais déjà s’y abattait une seconde main qui la bâillonna. Des doigts rudes et calleux, tout gluants de sang. « Petit oiseau. Je savais bien que tu viendrais. » Son timbre rauque d’après boire.

Au-dehors fusa vers les astres un crachat sinueux de jade qui jeta dans la chambre un éclair verdâtre à la faveur duquel elle le discerna, tout noir et vert, avec sa figure toute barbouillée d’un sang de goudron, ses yeux que la brusque intrusion de lumière moira de glauque comme ceux d’un chien. Puis les ténèbres se refermèrent, et il ne fut plus qu’un bloc de ténèbres cerné de neige maculée.

« Je te tue, si tu cries. Parole. » Il lui libéra la bouche. Elle se mit à haleter. Le Limier saisit le flacon de vin qu’il avait déposé sur la table de chevet. Il s’envoya une longue lampée. « Tu ne demandes pas qui est en train de gagner, petit oiseau ?

— Qui ? » souffla-t-elle, trop terrifiée pour le défier.

Il pouffa. « Je sais seulement qui a perdu. Moi. »

Je ne l’ai jamais vu ivre à ce point. Il dormait dans mon lit. Que vient-il faire ici ? « Qu’avez-vous donc perdu ?

— Tout. » La moitié calcinée de son mufle était comme un masque de sang séché. « Putain de nain. Dû le tuer. Y a des années.

— On le dit mort.

— Mort ? Non. Foutre non. Je le veux pas mort. » Il repoussa le flacon vide. « Je le veux brûlé. Si les dieux sont bons, ils le brûleront, mais je serai pas là pour le voir. Je me tire.

— Me tire ? » Elle essaya de dégager son poignet, mais il le maintenait dans un étau de fer.

« Le petit oiseau répète tout ce qu’il entend. Me tire, oui.

— Où voulez-vous aller ?

— Loin d’ici. Loin des feux. Sortirai par la porte de Fer, je pense. Quelque part au nord, n’importe où.

— Vous ne sortirez pas, objecta-t-elle. La reine a fermé Maegor, et les portes de la ville sont fermées aussi.

— Pas pour moi. J’ai le manteau blanc. Et j’ai ça. » Il tapota le pommeau de son épée. « Le type qu’essaie de m’arrêter est un type mort. A moins qu’il soit en feu. » Il éclata d’un rire amer.

« Pourquoi être venu ici ?

— Tu m’as promis une chanson, petit oiseau. T’as oublié ? »

Elle ne comprit pas ce qu’il voulait dire. Chanter pour lui, ici, quand le ciel lui-même était embrasé, quand par centaines mouraient des hommes, par milliers ? « Je ne puis, dit-elle. Laissez-moi, vous m’effrayez.

— Tout t’effraie. Regarde-moi. Regarde-moi. »

Le sang avait beau masquer ses pires cicatrices, il était effroyable, avec ses yeux blancs, dilatés. Le coin calciné de sa bouche se convulsait, n’arrêtait pas de se convulser. Et il puait à renverser – la sueur, la vinasse, le vomi rance et, par-dessus tout, le sang, fade… ! le sang, le sang.

« Avec moi, tu serais en sécurité, grinça-t-il. Je leur fous la trouille à tous. Ils n’oseraient plus, plus personne, te faire de mal, ou je les tuerais. » Il l’attira violemment vers lui et, un instant, elle crut qu’il voulait l’embrasser. S’y opposer ? il était trop fort. Elle ferma les yeux, toute au désir d’en avoir fini, mais il ne se passa rien. « Peux toujours pas supporter de regarder, hein ? » l’entendit-elle hoqueter. D’une rude secousse, il la fit pivoter, la jeta sur le lit. « J’aurai ma chanson. Jonquil et Florian, t’as dit. » Il avait tiré son poignard, le lui appuyait sur la gorge. « Chante, petit oiseau. Chante, pour sauver ta petite vie. »

Elle avait la gorge sèche, la peur l’étranglait, et toutes les chansons qu’elle avait sues par cœur s’étaient envolées de sa mémoire. Pitié, ne me tuez pas ! criait tout son être, pitié, non, non ! Sentant la pointe du poignard lui vriller la peau, la poussée s’en accentuer, elle faillit à nouveau clore les paupières, et puis elle se souvint. Pas de la chanson de Jonquil et Florian, mais ça se chantait. La voix lui revint, guère mieux, lui sembla-t-il, qu’un filet de voix presque inaudible et tremblotant :

Gente Mère, ô fontaine de miséricorde, Préserve nos fils de la guerre, nous t’en conjurons, Suspends les épées et suspends les flèches, Permets qu’ils connaissent un jour meilleur. Gente Mère, ô force des femmes, Soutiens nos filles dans ce combat, Daigne apaiser la rage et calmer la furie, Enseigne-nous les voies de la bonté.

Elle avait oublié les autres versets. En entendant s’éteindre la dernière note, elle crut sa mort imminente mais, au bout d’un moment, le Limier, sans un mot, rengaina son arme.

Quelque chose d’instinctif alors la poussa à lever la main et à la poser délicatement sur la joue de Sandor Clegane. Il faisait trop noir dans la chambre pour qu’elle le voie, mais elle sentit sous ses doigts la poisse du sang et une fluidité qui n’était pas du sang. « Petit oiseau », dit-il une fois de plus de sa voix âpre et râpeuse comme sur la pierre l’acier. Puis il se releva. Sansa perçut quelque chose comme un déchirement de tissu, puis, plus mat, le bruit de pas qui s’éloignaient.

Quand elle rampa hors du lit, bien après, elle se trouvait seule. Le manteau blanc gisait à terre, en boule, barbouillé de sang et de suie. Dehors, le ciel s’était assombri. Seuls y dansaient encore, contre les étoiles, quelques spectres d’un vert pâlot. Une bise glaciale soufflait, qui faisait battre les volets. Sansa frissonna. Déployant le manteau en loques, elle se pelotonna dessous, à même le sol, grelottante.

Combien de temps elle resta là, elle n’aurait su dire, mais une cloche finit par sonner quelque part au loin, de l’autre côté de la ville. Un timbre de bronze grave aux vibrations puissantes et dont les volées se succédaient à un rythme de plus en plus vif. Sansa s’interrogeait sur le sens du message qu’elle diffusait quand une nouvelle cloche se joignit à elle, puis une troisième, et leurs voix s’appelaient et se répondaient par monts et par vaux, par-dessus venelles et tours, aux quatre coins de Port-Réal. S’extirpant du manteau, elle alla jusqu’à la fenêtre.