Un fils ? tu veux dire un dragon… « Je ne veux pas vous épouser, Xaro. »
Les risettes s’étaient figées instantanément. « Alors, partez.
— Pour où ?
— N’importe. Loin d’ici. »
Peut-être était-il temps, en effet. Trop heureux d’abord de pouvoir se remettre de son épouvantable errance dans le désert rouge, le khalasar penchait vers l’indiscipline, à présent que l’empâtait l’excès de repos. Les Dothrakis n’avaient pas pour coutume de séjourner longtemps dans un même lieu. Alors que leur caractère nomade et guerrier répugnait à l’existence urbaine, n’avait-elle pas eu tort de les immobiliser tant de mois, séduite qu’elle était par le confort et les charmes de Qarth ? Outre que la ville promettait toujours bien plus qu’elle n’entendait donner, son hospitalité s’était singulièrement aigrie depuis que les flammes avaient anéanti l’hôtel des Nonmourants. Du jour au lendemain, les Qarthiens s’étaient souvenus du danger qu’incarnaient les dragons, et leurs assauts de générosité taris instantanément. La Fraternité Tourmaline en avait même profité pour réclamer à cor et à cri l’expulsion de Daenerys, et la Guilde des Epiciers sa mort. L’abstention des Treize est tout ce qu’avait pu obtenir Xaro.
Mais où dois-je aller ? Ser Jorah suggérait de s’enfoncer toujours plus à l’est, afin de la mieux soustraire à ses ennemis des Sept Couronnes. Les sang-coureurs auraient quant à eux préféré retourner vers leur immense houle d’herbe verte, dût-on pour ce faire affronter à nouveau l’incandescence du désert rouge. Elle avait pour sa part caressé le projet de regagner Vaes Tolorro et de s’y installer jusqu’à ce que ses dragons acquièrent leur taille et leur force définitives, mais elle n’était que doute, en son for. Toutes ces solutions lui semblaient erronées, peu ou prou…, et lors même qu’elle eut choisi sa destination, la question de savoir comment elle s’y rendrait persistait à la tarauder.
Xaro Xhoan Daxos ne lui serait d’aucun secours, elle le savait désormais. En dépit de ses innombrables protestations de dévouement, il ne jouait, à l’instar de Pyat Pree, que son propre jeu. Le soir où elle s’était entendu signifier son congé, elle l’avait prié de lui accorder une faveur dernière. « Une armée, c’est cela ? ironisa-t-il. Un chaudron plein d’or ? Peut-être une galère ? »
Elle s’empourpra. Elle détestait mendier. « Un bateau, oui. »
Les yeux de Xaro jetèrent autant de feux que les gemmes de ses narines. « Je suis un négociant, Khaleesi. Aussi ferions-nous mieux de parler non plus en termes de dons mais, disons ? de troc. Contre un seul de vos dragons, vous recevrez dix des plus beaux bâtiments de ma flotte. Il vous suffit de prononcer le mot le plus doux du monde.
— Non, dit-elle.
— Hélas, sanglota-t-il, tel n’était pas celui que je sous-entendais.
— Demanderiez-vous à une mère de vendre un de ses enfants ?
— Pourquoi non ? Il est toujours loisible aux mères d’en refaire. Elles en vendent tous les jours.
— Pas celle des dragons.
— Même pour vingt bateaux ?
— Ni même pour cent. »
Sa bouche s’affaissa. « Je n’en ai pas cent. Mais vous possédez trois dragons. Accordez-m’en un, pour toutes mes bontés. Il vous en restera deux encore, et trente bateaux en prime. »
Trente… De quoi débarquer une petite armée sur les côtes de Westeros… Mais je n’ai pas de petite armée. « Combien de bateaux possédez-vous, Xaro ?
— Quatre-vingt-trois, sans compter ma barge de plaisance.
— Et vos collègues des Treize ?
— A nous tous, un millier, je pense.
— Et la Fraternité Tourmaline et les Epiciers ?
— Des babioles qui ne comptent pas.
— Mais encore ? insista-t-elle.
— Douze ou treize cents pour les Epiciers. Pas plus de huit cents pour la Fraternité.
— Et les gens d’Asshai, de Braavos, d’Ibben, des îles d’Eté, tous les autres peuples qui sillonnent la grande mer salée, combien de bateaux possèdent-ils ? A eux tous ?
— Des tas et des tas, répondit-il d’un ton agacé. A quoi rime ?
— J’essaie simplement d’estimer ce que vaut l’un des trois dragons qui vivent au monde. » Elle lui glissa un sourire exquis. « M’est avis que le tiers de tous les vaisseaux du monde le paierait à peu près son prix. »
Des ruisseaux de larmes baignèrent les joues de Xaro et les ailes de son nez rutilant de gemmes. « Vous avais-je pas mise en garde contre une visite au palais des Poussières ? Voilà exactement ce que je redoutais. Les chuchotements des conjurateurs vous ont rendue aussi folle que la femme de Mallarawan. Un tiers de tous les vaisseaux du monde ? pouah. Pouah, dis-je. Pouah. »
Elle ne l’avait pas revu depuis. Il lui faisait transmettre ses messages, chacun plus froid que le précédent, par son sénéchal. Elle devait sortir de chez lui. Il en avait assez de les entretenir, elle et sa clique. Il exigeait la restitution des cadeaux qu’elle lui avait déloyalement extorqués. Aussi se félicitait-elle (c’était sa seule consolation) du gros bon sens qui l’avait empêchée de se marier avec lui.
Trois trahisons, m’ont chuchoté les conjurateurs…, l’une pour le sang, l’une pour l’or, et l’une pour l’amour. Le premier traître était assurément Mirri Maz Duur qui, pour venger son peuple, avait assassiné Khal Drogo et son fils à naître. Pyat Pree et Xaro Xhoan Daxos pouvaient-ils être les deux suivants ? Elle ne le croyait pas. L’or n’était pas le mobile de Pyat, et Xaro n’avait jamais été véritablement épris d’elle.
Les rues se vidaient peu à peu, les maisons faisaient place à des entrepôts de pierre ténébreux. Aggo prit la tête, Jhogo les arrières, ser Jorah se maintint à la hauteur de Daenerys qui, au doux tintement de sa clochette, se reprit à songer de manière incoercible au palais des Poussières avec l’espèce d’attrait machinal qui pousse incessamment la langue à se porter vers l’alvéole d’une dent perdue. Enfant de trois, l’avait-on qualifiée, fille de la mort, mortelle aux mensonges, fiancée du feu. Tellement de trois… Trois feux, trois montures à chevaucher, trois trahisons. « "Trois têtes a le dragon”, soupira-t-elle. Vous comprenez ce que cela signifie, ser Jorah ?
— La maison Targaryen a pour emblème un dragon tricéphale, Votre Grâce, rouge sur champ noir.
— Je sais bien. Mais il n’existe pas de dragons tricéphales.
— Les trois chefs symbolisaient Aegon et ses sœurs.
— Rhaenys et Visenya, précisa-t-elle, oui. Je descends de Rhaenys et d’Aegon par leur fils Aenys et leur petit-fils Jaehaerys.
— Xaro ne vous a-t-il pas avertie ? Les lèvres bleues n’exhalent que mensonges. Pourquoi vous tourmenter de leurs chuchotements ? Les conjurateurs ne voulaient qu’une chose, et vous le savez, maintenant, sucer la sève de votre vie.
— Peut-être, admit-elle à contrecœur, mais ce que j’ai vu…
— Un mort à la proue d’un navire, une rose bleue, un banquet sanglant…, quel sens pourraient bien avoir pareilles sornettes, Khaleesi ? Et ce dragon d’histrion dont vous avez parlé ? C’est quoi, un dragon d’histrion, je vous prie ?