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— Le pire ?

— Les meurtres. Durant les sacrifices, c’est lui qui passait les outils à son maître, qui nettoyait le sang, l’aidait à installer la victime le long des pistes de la forêt.

— Sur les meurtres, que vous a-t-il dit ?

— Je préfère ne plus m’en souvenir.

Il imaginait les deux officiants, l’homme et l’enfant, maquillés d’argile blanche et de poudre de bois rouge, autour des corps suppliciés.

— Vous n’avez pas de portrait de lui ?

— Non. Il a toujours refusé d’être photographié. Il… (Elle s’arrêta et reprit sur un ton sans appel.) Ce n’est pas lui qui tue aujourd’hui.

— Comment vous pouvez l’affirmer ?

— Quand j’ai quitté Arno, il était complètement guéri. Deux ans de thérapie, de douceur, d’études. Il était doué, intelligent, d’une grande gentillesse. Une simple victime des circonstances.

— Dans mon métier, on est payé pour savoir que de telles circonstances ne s’effacent jamais vraiment.

— Je suis d’accord mais nous l’avons éloigné de l’Afrique, de la sorcellerie, de la violence. Il n’a pas témoigné au procès.

— « Nous », c’est qui ?

— Votre père et moi. Grégoire avait un ami influent à Bruxelles qui s’est occupé de placer Arno dans une structure d’accueil en Belgique francophone. Il a changé son nom et lui a fait de faux papiers.

— Pourquoi ?

— Il ne voulait plus qu’on puisse remonter jusqu’à lui ni, d’une manière ou d’une autre, le relier à cette affaire. Il disait qu’une nouvelle chance commençait par la destruction totale du passé.

— Vous ignorez donc son nouveau nom ?

— Oui. Et votre père aussi. À ses yeux, l’important était le nouveau rivage qu’il allait atteindre. Arno ne devait plus jamais revenir en arrière, ni nous contacter. Nous-mêmes ne devions pas être en mesure de le retrouver.

Erwan ne pouvait croire à une telle histoire : un apprenti assassin lâché dans la nature, dont plus personne n’avait ni le nom ni l’adresse ? Ce n’était pas une bouteille à la mer mais une torpille prête à exploser. D’ailleurs, il connaissait trop bien son père pour se convaincre qu’il ait pu laisser une telle menace derrière lui. Le Nettoyeur était célèbre pour ses dons de ménagère…

— Merci, ma sœur.

Quand il se leva, la vieille femme lui agrippa le bras :

— Ne le cherchez pas. Laissez-le tranquille. Il n’est pour rien dans tout ça. Les derniers temps, il disait : « Je suis un nganga. Je peux m’envoler sur une écorce d’arachide. Je peux disparaître avec le vent après la pluie. » Je suis sûre qu’il est devenu médecin ou même prêtre. Un homme qui a fait le bien toute sa vie.

142

— C’est une triste histoire.

— Tu te fous de ma gueule ? répliqua Erwan.

Morvan s’arrêta sous un porche : il se trouvait au coin de la rue Danielle-Casanova et de la place Vendôme qui, à ce point exact, prend la forme d’une brève artère pour devenir, quelques numéros plus loin, la rue de la Paix. Il sortait de chez Charvet où il venait de s’acheter des chemises. Il avait mis des années, et même des décennies, à accepter l’idée qu’il pouvait, en pleine journée, faire du shopping. Maintenant, c’était une forme de thérapie : quand il ne lui restait plus rien, il lui restait ça.

Son fils hurlait dans le combiné :

— Comment tu as pu passer cette histoire sous silence ?

— Je t’en ai pas parlé parce que ça n’en valait pas la peine.

— Un complice de l’Homme-Clou qui aurait cinquante ans aujourd’hui ? Alors qu’on cherche depuis des jours un suspect familier de son mode opératoire ? T’as Alzheimer ou quoi ?

Morvan soupira — il savait qu’en partant en Belgique, Erwan retrouverait la trace du gamin.

— Ton tueur ne peut pas être Arno Loyens.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est mort en 1973.

Un blanc à l’autre bout de la connexion. Peut-être en effet aurait-il dû en parler à son fils. Mais à quoi bon l’embrouiller ? Trop de pistes tuent le chemin…

— Raconte, ordonna Erwan.

— Sœur Marcelle ne sait pas tout. En réalité, je n’ai pas changé son nom. On fait pas des faux papiers comme ça. J’ai simplement placé Arno dans un orphelinat en Belgique francophone, dans la province du Hainaut. Un institut religieux assez connu à l’époque…

— Il est mort là-bas ?

— En novembre 73, pendant les fêtes de la Toussaint. Y a eu un incendie. Un groupe de mômes a brûlé avec plusieurs surveillants.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— La vérité. Tu peux lire les journaux de l’époque. L’affaire a fait beaucoup de bruit parce que la partie qui a pris feu était un dortoir en préfabriqué. Du boulot bâclé qui n’avait pas respecté les normes de sécurité.

Le silence d’Erwan était comme une pédale de frein appuyée à toute force. Son scepticisme semblait vibrer dans le combiné.

— Arno Loyens était parmi les victimes ?

— Je suis allé à son enterrement. Tu ne fais que réveiller des souvenirs pénibles.

À l’époque, il avait pensé que le destin du môme, après le supplice de l’Homme-Clou, était de mourir prématurément. Rien de viable ne pouvait sortir de cette histoire.

— Ce gamin avait participé à neuf meurtres, reprit Erwan, imperturbable. Il était traumatisé par la magie yombé. Il tendait le marteau et préparait les clous à Pharabot… Il ferait un client parfait pour les meurtres d’aujourd’hui…

Morvan traversait l’immense place Vendôme, dont les meurtrières, façon bunker allemand, étaient remplies de joyaux précieux. Erwan commençait à le fatiguer avec ses soupçons à la con.

— Hier encore, trancha-t-il, ton dossier était bouclé. Tu devrais déjà l’avoir refilé au juge.

— Je dois m’assurer qu’Arno Loyens est bien mort.

— Putain, Erwan, j’ai lu les rapports d’autopsie, j’ai vu les corps à la morgue, j’ai parlé avec les flics qui ont mené l’enquête !

— Retrouve le certificat de décès, des PV, des témoignages. Donne-moi des preuves que tout est froid de ce côté-là. Sinon, je te fous au trou pour obstruction à la bonne marche de l’enquête !

Son père ne se formalisa pas de ce petit numéro de flicard. Il parvenait rue de Rivoli. Le vacarme des voitures atteignait ici une intensité sidérante.

— Tu m’as l’air en forme, ironisa-t-il. Où tu es, là ?

— Gare du Nord. Je descends du Thalys.

— Il faut que tu passes voir ta sœur.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? Elle m’a laissé trois messages mais je ne l’ai pas rappelée.

— Fais-le. Cette histoire l’a secouée. J’ai deux gars à moi auprès d’elle mais elle s’angoisse encore.

— De quoi, au juste ?

Il hésita à répondre et à nourrir la paranoïa galopante de son fils.

— Elle croit qu’elle est suivie. Une vraie fixette.

— Je passerai ce soir.

Erwan raccrocha sans le saluer.

Morvan était parvenu à la hauteur des Tuileries. En quelques pas, il s’éloigna du raffut de la rue de Rivoli pour rejoindre le silence feutré du parc. Il prit soudain conscience que l’automne arrivait : l’air frais, les feuilles rouillées, les branches nues qui évoquaient des veines pétrifiées. Décor crispé, comme un corps en apnée qui comprime son sang et consomme lentement son oxygène.

Il n’avait pas tout raconté à son fils — ni, à l’époque, à sœur Marcelle. C’était lui qui avait mené les soldats zaïrois à la cabane de Pharabot. Qui avait découvert le gamin tremblant d’effroi, enseveli sous les fétiches et les outils du tortionnaire… Il avait cru voir un ange. Cheveux presque blancs, front haut, yeux magnifiques. Ce physique offrait une transparence particulière : on y lisait les eaux pures de l’origine puis, aussitôt après, la souillure de l’homme. Le plus troublant était sa ressemblance avec Pharabot.