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— Plus cuit encore que tu ne penses, répliqua-t-il en réfléchissant à toute vitesse. Mon père t’a identifié. Tu peux me tuer. Demain, quoi qu’il arrive, ça sera fini pour toi.

— Peut-être, mais tu seras mort.

Erwan joua la provocation :

— Mon père vivra toujours.

— Le sang des nouvelles victimes a réveillé de grandes forces, Erwan. J’ai plus grand-chose à t’expliquer là-dessus. L’énergie qui a été déployée est fantastique : elle suffira à pourrir l’existence de ton père jusque dans la mort. Il ne connaîtra plus jamais la paix.

Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité : Erwan distinguait la main serrée sur le 9 mm. Il n’avait plus aucun doute sur la capacité de Kripo à l’utiliser.

Gagner du temps.

— Comment tu as pu te faire passer pour mort ?

Kripo rit doucement :

— Des orphelins, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Les surveillants qui auraient pu nous identifier étaient morts dans l’incendie. Quand on m’a demandé mon nom, à l’hôpital, j’ai simplement donné celui d’un pote qui avait cramé sous mes yeux. On m’a transféré dans un autre foyer, sur la frontière française. J’ai jamais plus eu à prouver mon identité…

— Mais… pourquoi ?

— J’avais déjà des plans. Disparaître pour renaître. Voyager dans le deuxième monde tout en restant invisible. (Il se mit à chantonner doucement.) Je peux m’envoler sur une écorce d’arachide. Je peux disparaître avec le vent après la pluie…

Erwan essayait de se souvenir : où avait-il mis son calibre ? Hors de portée de main. Au moindre geste, Kripo ferait feu.

— Pourquoi t’es devenu flic ?

— Je devais rester près de vous : le clan Morvan. D’une certaine façon, vous êtes ma seule famille…

Sa voix lui paraissait lointaine — en provenance d’une autre rive.

— Comment tu as pu cacher la vérité toutes ces années ? Tes plans ? Pourquoi…

Kripo changea brutalement de ton :

— Les aveux, c’est pour les flics. Les confessions, pour les curés. Je crois pas qu’on ait ce genre de rapports tous les deux. On se reverra dans le deuxième monde et alors tu comprendras.

Il vit l’index presser la queue de détente. Toute sa vie, Erwan s’était juré de garder les yeux ouverts quand cet instant surviendrait. Malgré lui, il les ferma.

Un choc sourd, suivi de cliquetis, de bruits graves, de frottements de tissu. Il rouvrit les yeux et ne découvrit que le noir complet. Il mit quelques secondes pour accommoder de nouveau sa vision. Kripo n’était plus là. À sa place, une présence fantomatique, frêle et livide.

Il se leva d’un bond et trouva le commutateur. Gaëlle se tenait de l’autre côté de la table basse, yeux exorbités, maculée de sang. Ses cheveux blond-blanc surtout en étaient trempés.

À ses pieds, Kripo était cambré dans un ultime sursaut. La plaie, dans sa gorge, à l’exact emplacement de la carotide, avait vidé son corps en quelques puissantes giclées. Il reposait dans une immense flaque couleur de terre cuite.

Gaëlle avait été plus rapide que le Joueur de luth. Le couteau forgé dans l’acier du World Trade Center. Elle avait frappé, comme elle avait vu l’Homme-Clou le faire à Sainte-Anne. La petite apprenait vite.

Malgré la chaleur du sang qui s’élargissait entre sa sœur et lui, cette idée lui fit froid dans les dents.

145

Arno Loyens naît le 18 avril 1960, à Mons, en Belgique. Sa mère, Léonie Stutzmann, vingt-six ans à l’époque, prostituée occasionnelle à la frontière française, dans les environs de Maubeuge, abandonne l’enfant pour retourner à ses affaires. Son père, Gérard Loyens, vingt-huit ans, coiffeur, proxénète et gérant d’un bar près de Tournai, décide de tenter sa chance au Zaïre. Son idée : monter une boîte de strip-tease dans une ville de colons, là où les distractions sont rares. Son originalité : les filles seront blanches. Loyens atterrit à Lontano en 1965. Six mois après son arrivée, il contracte la malaria et meurt. Arno se retrouve sans famille, entouré de danseuses malades, rongées par les fièvres, usées par la chaleur. Il les voit mourir ou partir l’une après l’autre, tout en allant à l’école avec les Noirs. À sept ans, il est recueilli par des missionnaires flamands qui abusent de lui — pas de preuves pour de si vieilles histoires mais durant les semaines où Erwan avait gratté sur l’histoire de son triste adjoint, il avait recoupé de nombreux témoignages. À ce moment-là, Arno est rachitique, anémié, malade. Il parle mal le français, ânonne le flamand, se débrouille en lingala.

En 1968, on perd sa trace. Il vit sans doute avec les mineurs, les ouvriers des sociétés d’exploitation de minerais, les agriculteurs — le monde noir. C’est alors que Pharabot le repère : il le nourrit, le soigne, lui offre un toit, l’éduque. Erwan ne s’était pas appesanti sur cet épisode, il avait déjà parlé aux meilleurs témoins : Félix Krauss et sœur Marcelle. Ce qui l’intéressait, c’était ce qui s’était passé après les meurtres et l’arrestation de l’Homme-Clou.

1971. Des mois de rééducation, de paroles, de bienveillance. Marcelle recueille son histoire et s’empresse de l’étouffer. Grégoire Morvan, de son côté, magouille pour renvoyer le gamin en Belgique en toute discrétion.

Retour à la case départ. Arno intègre l’institut de Malapanse, près d’Honnelles, dans la province du Hainaut. Un an plus tard, un incendie se déclare à l’orphelinat. Huit enfants meurent, trois en réchappent, dont Philippe Kriesler. En réalité Arno Loyens. Bien sûr, Erwan s’était dit que l’incendie était l’œuvre de Nono. Il s’était déplacé à Honnelles. Il avait lu les articles, retrouvé les religieux encore vivants. Pas l’ombre d’une trace d’un acte malfaisant. Il en avait conclu que la chance pouvait aussi sourire au diable.

Après quelques semaines d’hôpital, Philippe est admis au pensionnat Notre-Dame-de-Sion, près de la ville d’Overijse, institut francophone en région flamande. Il semble qu’il y subisse de nouveaux sévices sexuels. Il est sauvé par la guerre linguistique de l’époque. Après la séparation des deux universités de Louvain, des fanatiques néerlandophones ordonnent la fermeture de l’institut — Walen buiten ! Les élèves sont répartis dans d’autres établissements : Philippe traverse la frontière et est accueilli dans un institut à Saint-Omer. Plus personne ne lui cherche querelle : à treize ans, l’adolescent est devenu un costaud de près d’un mètre quatre-vingt-dix.

1980. Kriesler obtient le bac avec mention bien. Après le cauchemar africain et les années catho-perverses, il trouve son rythme : faculté, bourse, nationalité française. Il prépare une maîtrise de lettres et de philosophie à l’université d’Amiens. Il se met à la musique, en autodidacte. D’abord la guitare, puis le luth. Plusieurs fois, il effectue des voyages humanitaires en Afrique, retournant sur les lieux de son passé. C’est là-bas, apparemment, qu’il acquiert les bases de sa formation médicale.

Erwan avait fait le voyage dans le Nord puis à Amiens. Il avait fouillé les archives, retrouvé les professeurs, les élèves, les responsables du campus. Le portrait était unanime : rêveur, sympathique, passionné par la musique baroque et les instruments traditionnels. Mais des faits étranges étaient survenus. À Saint-Omer, des chevaux avaient été mutilés, un chien tué, des fragments de miroir enfoncés dans ses orbites. Dans les parages de l’université d’Amiens, des moutons avaient été égorgés, les flancs percés de clous. Le coupable n’avait pas été retrouvé. Aucun lien n’avait été établi avec l’élève Kriesler, brillant, solitaire et tranquille. Une fois seulement, il s’était trahi. À sa majorité, il avait fréquenté une communauté de jeunes artistes — peintres, sculpteurs, vidéastes… Au cours d’une performance à base de sang et d’abats, il avait perdu les pédales et essayé de tuer une femme qui participait, nue, à la mise en scène. Maîtrisé, il avait prétendu avoir pris une drogue aux effets incertains. Il n’avait plus été invité aux soirées artistiques.