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Durant toutes ces années, on ne lui connaît aucune relation sexuelle ni sentimentale. On le soupçonne d’être un homosexuel qui s’ignore. Aimable, souriant, il ne s’attache à personne et ne recherche aucun contact. Seul un ensemble amateur de musique baroque peut se vanter de le voir venir à heures fixes aux répétitions.

Il obtient deux maîtrises, en 1987, puis s’inscrit à l’école des officiers de police. Durant les années 90, il mène une carrière de flic discrète et honorable, jusqu’à rejoindre le Quai des Orfèvres en 2001. Ironie de la situation : Kriesler intègre la BC avant Erwan, encore à la BRI. Il surveille sans doute déjà son futur chef : seules quelques portes séparent les deux brigades.

Erwan avait aussi eu l’idée de soumettre des photos de Kripo aux infirmiers et autres matons des sites où avait été écroué Thierry Pharabot, notamment en Belgique puis en France. Plusieurs d’entre eux avaient reconnu Kriesler. Le disciple avait toujours rôdé auprès de son mentor. Hormis cette présence et ses écarts de jeunesse, Erwan n’avait trouvé aucun indice qui trahisse la vraie nature de Kriesler. Bon flic, luthiste passionné, collègue sans histoire, l’enfant nganga avait réussi le pari fondamental des tueurs en série : se fondre dans la masse.

En revanche, son appartement avait joué le rôle d’aveu — un studio acheté dix ans auparavant, dont il payait encore le crédit, rue de Bagnolet. Espace peint en noir, à la Redlich. Des sculptures percées de clous, de verre, de fer — du fait main, par le flic lui-même —, des objets hétéroclites, « chargés » de pouvoirs magiques, encombraient la pièce, s’entassant dans les coins. Une revue de presse, exhaustive, relatait les exploits du nouvel Homme-Clou : ses titres de gloire… Autre aveu indirect : son propre corps. L’autopsie de Kripo avait révélé la présence d’une cinquantaine d’aiguilles — de couture, de médecine, d’acupuncture… — enfoncées sous la peau, dont certaines si profondément et depuis si longtemps que le médecin légiste avait renoncé à les ôter.

Erwan et son équipe n’avaient pas trouvé le lieu où Kripo avait charcuté Anne Simoni. Pas plus qu’ils n’avaient mis la main sur ses outils de torture ni trouvé le moindre lien avec les morts. Quand avait-il prélevé les ongles et les cheveux des victimes ? Aucune trace non plus des organes prélevés. Une chambre des horreurs devait exister quelque part, mais où ? Les flics n’avaient pas non plus déniché l’ETRACO que le tueur avait utilisé — renseignements pris, Kripo avait tous ses permis bateau.

Le seul ADN accusateur se trouvait dans les sculptures de Pharabot sous scellés entreposées dans la salle de réunion du 36. À l’évidence, Kripo avait placé ses propres ongles et cheveux dans ces poupées de papier mâché — alors même qu’elles étaient stockées dans la salle de réunion du groupe. Cherchait-il à se protéger ? À se dénoncer ?

Kriesler n’avait aucun alibi au moment des meurtres. Il avait pu tuer Wissa Sawiris : il était encore en vacances. Il était à Paris pour éliminer Anne Simoni : son entrevue avec l’IGS avait bien eu lieu, Erwan avait vérifié. Pas de problème non plus pour Pernaud : Kripo menait ses enquêtes en électron libre ; il téléphonait, répondait, informait mais personne ne savait jamais exactement où il était. Erwan avait reconstitué quelques détails de son emploi du temps. L’adjoint l’avait suivi à Marseille et, comble de l’ironie, avait sans doute acheté les deux billets, le sien et celui d’Erwan, en même temps. Il s’était fait un plaisir d’obtenir pour Levantin l’accès aux fichiers des désincriminés afin de prévenir Erwan que la prochaine victime serait sa sœur. Il s’était déguisé en marquis de Sade grotesque pour être renvoyé chez lui et, beaucoup plus fort, avait répondu à Erwan la même nuit, à Sainte-Anne, en combinaison, alors même qu’il était sur les traces de Gaëlle cachée dans les fourrés.

Une question majeure demeurait : Kriesler connaissait-il l’existence des membres du quatuor ? Sans doute. Savait-il qu’ils avaient prélevé des fragments du cadavre de Pharabot avant son incinération ? Sans doute aussi. C’était la seule explication à la présence de l’ADN du premier Homme-Clou sur le corps d’Anne Simoni : d’une manière ou d’une autre, Kripo s’était procuré du sang d’un des fanatiques et en avait déposé des échantillons sur les victimes. Pour brouiller les pistes ? Se rapprocher du rituel initial ? Impliquer les greffés ? Il avait emporté son secret dans la tombe…

À ce sujet, Erwan avait opté pour une sépulture au cimetière de Saint-Mandé, le premier où il avait trouvé une concession disponible. Bizarrement, Kriesler lui avait légué, par testament, son studio — la démarche était légale : Kripo n’avait aucune famille connue. Ce geste avait achevé de troubler Erwan qui avait accepté l’héritage mais chargé un notaire de vendre ce bien et de léguer l’argent (après remboursement des frais d’obsèques) à l’orphelinat de Saint-Omer, là où l’enfant nganga avait peut-être été le moins malheureux…

Erwan, qui n’éprouvait en général aucune empathie pour les assassins, avait des sentiments ambigus à l’égard de Kripo — il l’avait bien connu, il avait passé des milliers d’heures avec lui, il l’avait considéré comme son ami. Cette trahison le rendait malade, mais en même temps, il lui accordait le bénéfice de la folie — et surtout, la circonstance atténuante d’une enfance ravagée. Ce passé atroce était le seul vrai mobile de Kripo. Il avait tenu bon toute sa vie d’adulte mais avait basculé à la mort de Pharabot. Il s’était alors senti seul, perdu face aux esprits, aux démons. Il lui avait fallu passer à l’acte, sculpter des fétiches puissants pour se protéger de ses ennemis. Il lui avait fallu venger son Maître.

Pourquoi avoir ouvert le bal en tuant Wissa Sawiris, dans le Finistère ? Erwan n’aimait pas s’en remettre au hasard mais il n’avait pas d’autre explication. Kripo était venu rôder en quête d’une victime près de Kaerverec — ou plutôt de Charcot —, il était tombé sur Wissa, nu, à bout de forces. Une proie idéale. Il l’avait emporté sur l’île de Sirling et l’avait sacrifié, en prenant soin de laisser derrière lui la bague de Morvan et sans doute d’autres indices accusateurs. On aurait dû découvrir une chambre de torture signée Morvan. Le missile avait à la fois brouillé les pistes et précipité les choses. Le Luthiste ne pouvait savoir que le tobrouk serait bombardé mais il connaissait les liens entre di Greco et Morvan (l’histoire de Lontano n’avait pas de secret pour lui) — il se doutait que l’amiral appellerait le Vieux au secours après la disparition de Sawiris. Avec un peu de chance, le Padre enverrait son meilleur flic, au nom du passé — son propre fils. Et Erwan demanderait à Kripo de l’accompagner…

Bien sûr, il avait été pris de court par l’explosion mais il avait su réagir. Il avait suivi son plan à la lettre, déposant dans le corps de chaque victime les ongles et les cheveux de la suivante, cherchant toujours à impliquer ou meurtrir l’ennemi en chef : Grégoire Morvan. L’habileté des meurtres, la précision de la chronologie, l’invisibilité du meurtrier : tout révélait la préméditation. Son statut de flic expliquait aussi pas mal de choses : sa faculté à endormir la méfiance de ses victimes, à échapper aux caméras de surveillance, à localiser Gaëlle…