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Erwan avait choisi de conclure son dossier d’enquête sur l’incroyable duplicité du coupable, n’hésitant pas à rappeler que lui-même, commandant à la BC, avait passé près de dix années auprès de ce tueur sans jamais rien soupçonner.

Son dossier débordait de zones d’ombre : pourquoi ces viols à la cruauté stupéfiante ? Kriesler était-il un homosexuel refoulé, si torturé par ses pulsions exécrées qu’il utilisait des lames pour les satisfaire ? Un impuissant ? Quel était son but ultime ? Tuer chaque membre du clan Morvan ? Erwan ne cherchait plus de réponses. Il avait simplement voulu clore son dossier le plus proprement possible et noyer ces interrogations dans la masse des faits. Ironie du boulot : privé de son procédurier, il avait dû se farcir seul la rédaction des PV — il avait refusé qu’un des membres de son groupe s’en mêle (sauf Audrey qui les avait auditionnés, Gaëlle et lui, sur la mort de Kriesler). Il lui avait fallu trois semaines pour ordonner les tenants et les aboutissants de l’histoire, combler plus ou moins ses béances et faire cadrer les faits avec les dates. À la mi-octobre, il avait remis l’ensemble de la procédure au juge saisi.

En réalité, « le décès du prévenu éteint l’action publique » et « la poursuite n’a plus d’objet quand la peine n’a plus d’application ». En d’autres termes, il n’y aurait jamais de procès Kriesler et ce gros dossier allait simplement rejoindre les archives de l’oubli. Au passage, la BC et le magistrat s’étaient mis d’accord sur un point : pas question de divulguer l’identité du véritable Homme-Clou aux médias. Les chiens avaient déjà eu leur os : le trio de Locquirec. Personne à la PJ ne souhaitait maintenant qu’on apprenne que le vrai tueur était un flic de la Brigade criminelle, bien noté par ses supérieurs et proche de la retraite.

Affaire classée. Mais impossible de se libérer l’esprit d’une telle histoire. Erwan ne pouvait digérer l’idée d’avoir côtoyé toutes ces années un tueur en puissance. Ami, ennemi : il ne savait plus. Et l’enterrement, seul avec les fossoyeurs, l’avait accablé.

Une dernière question le taraudait : Kripo n’avait-il vraiment jamais frappé avant la cinquantaine ? Erwan avait passé ses dernières nuits d’octobre à vérifier les morts suspectes en Île-de-France qui, ces dernières décennies, auraient pu correspondre, même de loin, au style du client. Il avait fait la même chose en Bretagne. Il avait l’artiste, il cherchait les œuvres, mais sans indice ni circonstances, c’était chercher l’aiguille sans la botte de foin.

Fin octobre, il avait enfin lâché l’affaire. À la veille de la Toussaint, Erwan prépara sa valise pour rejoindre sa famille sur l’île de Bréhat.

Le jour des Morts. Ça ne pouvait pas mieux tomber.

146

Mer sourde et bleue, mimosas éclatants, chaleur des pierres au soleil : Erwan avait toujours détesté Bréhat. En tant que concrétion des pseudo-origines bretonnes du clan, il regardait l’île de travers, avec ses sentiers de sable, ses dents de granit, ses petites maisons trop belles pour être honnêtes. Tout ça lui paraissait bidon.

Il était injuste, il le savait, et en jouissait d’autant plus : cette mauvaise foi faisait partie de son éternel combat contre son père et tout ce qui le concernait. L’enquête n’avait pas arrangé les choses. À creuser l’histoire de l’Homme-Clou, il en avait tiré une image plus sombre encore de Morvan — son seul fait héroïque, brillant et sans ambiguïté, s’avérait lui aussi grevé de trous noirs.

Depuis la mort de Kripo, Erwan avait relu plusieurs fois les synthèses du procès de Pharabot. Il les avait même emportées sur l’île. Pas de meilleur endroit pour revivre une dernière fois ces faits, auprès du principal héros de l’épopée. C’était comme lire l’Odyssée assis aux côtés d’Ulysse.

Il cherchait toujours la faille. Ni Audrey ni lui n’avait réussi à trouver quoi que ce soit reliant Morvan à la mort de Marot — ni même démontrant qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. Il ne restait que le passé et la possibilité d’une faute très ancienne…

Tout le monde était à Bréhat, fidèle au poste. Il ne les regardait pas : il les respirait. Il les associait chacun à un parfum.

L’odeur de la roche cuite de midi, c’était Loïc. Sanglé dans sa parka de marin, il en sortait la tête comme un oiseau du nid. Il semblait calciné par la drogue, consumé par l’argent. Il avait soi-disant réglé les problèmes de patrimoine du clan — le Vieux prétendait qu’il les avait ruinés — et ne paraissait pas plus contrarié que ça. Il n’avait pas l’air non plus de se soucier de son divorce. Il regardait la mer. Regardait les jours passer. Et devait s’enfiler des lignes d’autoroute dans sa chambre.

L’odeur de Gaëlle, c’était l’herbe mouillée qui a poussé dans la nuit. Col roulé noir, cheveux blonds hirsutes, légèrement hâlée, elle était magnifique. Ses batailles avaient creusé ses traits et aiguisé sa beauté. Purifiée par le sel de l’air, elle n’avait plus rien à voir avec la boue qu’elle s’obstinait à remuer à Paris. Les antidépresseurs y étaient aussi pour quelque chose : Gaëlle semblait apaisée, comme rééquilibrée. Un matin, Erwan se fendit d’une balade avec elle, sur fond de marée basse.

— Tu te souviens quand je t’ai dit : « Une femme qui jouit, c’est une femme qui se tire dans le pied » ?

— Comment oublier ça ? sourit-il.

— J’ai jamais joui mais je me suis tiré plusieurs rafales dans le pied.

— Tu m’as sauvé la vie.

— Je parle pas de ça.

Elle fumait de plus en plus et ça lui allait bien. Ce souffle brûlant lui donnait un petit air sec qui transcendait sa beauté encore juvénile. Erwan ne savait pas à quoi elle avait voulu faire allusion : ses rêves perdus de cinéma, ses provocations sexuelles, toutes ses années passées à vouloir détruire sa famille. Ce qu’il savait, c’est que ce meurtre de sang-froid l’avait sauvé, lui, et l’avait libérée, elle. Le coup de couteau dans la carotide de Kripo avait stoppé net la fuite en avant de Gaëlle. La saignée du meurtrier avait été comme une purge — même si personne ne connaissait la vérité sur la mort de Kripo : officiellement, c’était Erwan qui s’était défendu en état de légitime défense.

L’odeur de Maggie, c’était celle de la pierre humide des perrons bretons : on sort de chez soi et on glisse sur une marche, se rétamant au pied d’une maison qui semble se foutre de vous. Erwan avait compris, au fil de l’enquête, que la position de sa mère n’était pas celle d’une victime innocente, que sa relation à son mari était beaucoup plus complexe qu’il ne l’avait toujours cru. Il alla la trouver un soir. Debout sur le tapis frais et dur de l’herbe, elle balançait dans les airs son égouttoir à salade à l’ancienne — une espèce de cage qui éclaboussait le ciel de gouttes de rosée.

— Tu ne regrettes rien ?

— De quoi tu parles ?

— Je sais pas, répondit-il. Par exemple de ne pas m’avoir aidé durant mon enquête, de ne pas en avoir profité pour me révéler certaines vérités sur la famille ou le Congo, d’avoir accrédité les mensonges de papa par ton silence…

— Arrête de dire n’importe quoi.

La maison était cernée d’ombre et l’obscurité naissante ajoutait aux formes lugubres des roches des taches plus noires qui semblaient remonter de la terre elle-même. Il regarda un moment l’égouttoir tourner dans l’air puis abandonna Maggie à ses ténèbres. Rien à tirer de ce côté-là.

Le même soir, après dîner, il rejoignit son père, posté dehors comme s’il attendait l’arrivée de sa flotte personnelle. Morvan avait acheté une maison de corsaire sur l’île nord, « la plus sauvage, la plus couillue » — c’étaient ses mots. La baraque était loin du rivage mais on distinguait tout de même le phare qui roulait dans la nuit comme un œil arraché. Le vent portait des odeurs de sel et de varech qui crispaient les narines et purgeaient les bronches. Erwan n’avait jamais cru aux origines bretonnes du Vieux mais ces parfums iodés lui allaient bien.