Выбрать главу

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Rien. Je suis tombée.

Le bref élan de bienveillance qu’avait ressenti Erwan à l’égard de son père se transforma en une pulsion de haine. Sentiment bien connu, confortable, domestique. Il n’éprouvait même pas d’étonnement à l’idée que le Vieux, à près de soixante-dix ans, frappe encore sa femme. Il se fit une remarque beaucoup plus simple : avec l’âge, sa mère marquait plus franchement. Ses hématomes prenaient un ton lie-de-vin qui évoquait des taches de naissance.

Il franchit le seuil, lançant à ses neveux d’un ton enjoué :

— Le premier à l’ascenseur ?

Les deux gamins se précipitèrent, oubliant d’embrasser leur grand-mère.

Erwan allait les rappeler quand Maggie l’arrêta :

— Laisse. C’est pas grave.

— À dimanche prochain.

Les petits piaffaient devant la cabine. Il leur sourit puis sombra dans ses pensées. Il n’avait pas souvenir de la moindre légèreté durant son enfance. Il avait toujours vécu dans la crainte, l’angoisse, la terreur de voir ses parents se foutre sur la gueule.

Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, il révisa son jugement à propos du déjeuner : ni Loïc ni Gaëlle ne s’en étaient sortis non plus. La drogue pour son frère, les passes pour sa sœur n’étaient que des réponses au traumatisme originel.

Un souvenir traversa son esprit : une petite fille de quatre ans, un gosse de onze ans réfugiés dans les bras de leur frère aîné, tous les trois planqués sous la table de la cuisine alors que leurs parents se battaient. Erwan sentait encore, au fond de sa chair, le carrelage froid, la vibration des cloisons sous les coups du Pasqua de gauche.

Il pénétra dans la cabine en éprouvant cette conviction presque réconfortante : il n’était pas seul, Loïc et Gaëlle se tenaient toujours auprès de lui, sous la table, hagards et terrifiés.

3

En sortant de chez ses parents, Gaëlle avait pris l’habitude de vomir.

Elle fila dans un café dont les chiottes n’étaient pas trop dégueulasses, au coin de la rue Monceau et de la rue de Lisbonne, et s’exécuta. Adolescente, elle avait tout expérimenté en matière de techniques de vomissement, de l’eau salée à la brosse à dents au fond de la gorge. Aujourd’hui, elle rendait sur commande. Il lui suffisait de penser à la bouffe immonde de sa mère et c’était parti.

Dehors, elle allait déjà mieux. Le mois de septembre jouait les repêchages. Entre un été maussade et un automne précoce, un ou deux après-midi ensoleillés, c’était pas du luxe. Elle descendit l’avenue de Messine, en profitant du spectacle. Les ombres des cimes tremblaient sur l’asphalte. Des cosses de lumière éclataient entre les feuilles. L’avenue était une quintessence du Paris haussmannien. Balcons, atlantes et cariatides à tous les étages, au-dessus des frondaisons opulentes des platanes. Gaëlle se sentait comme une reine dans les allées de Versailles.

Après la rue de Miromesnil, elle prit sur la gauche rue de Penthièvre et parvint devant son immeuble. Tout était désert. Malgré le soleil, ces rues étroites avaient quelque chose de funèbre. Elle avait longtemps hésité à prendre ce studio, situé à quelques mètres de la place Beauvau — le repaire du monstre. Finalement, elle avait choisi de l’ignorer. Vaincre son ennemi, c’est ne plus y penser.

Murs mansardés, lucarnes, parquet à larges lattes dont elle aimait la douceur sous ses pieds nus : elle n’avait rien décoré parce qu’elle voulait que cet espace soit comme son existence — une page blanche à écrire. La seule chose à laquelle elle tenait était sa bibliothèque. Couleurs vives des PUF, tranches brun, vert et or des Pléiade, tons de cigare pour les essais de Freud… Plus bas, les biographies aux dos vifs, bigarrés — à l’image de ses propres passions. Gaëlle était incollable sur Nietzsche et Wittgenstein mais elle dévorait aussi les destins de Shakira, Mylène Farmer, Annette Vadim… Elle se sentait à la fois révolutionnaire et femme-objet, intellectuelle et midinette. Tout ça n’était pas très clair.

Thé grillé japonais. Masque d’argile sur le visage. Bureau. Après le déjeuner dominical et le vomissement express, le troisième rituel était la mise en ordre de son univers professionnel. Actualisation de ses réseaux sociaux, lecture de ses mails, rédaction de tweets… Pour une actrice, c’était important de garder un contact régulier avec ses fans — même s’ils ne se bousculaient pas au portillon. Elle balança un SMS à son agent pour la prévenir qu’elle passerait le lendemain après-midi : des semaines qu’elle ne lui avait pas trouvé un casting.

Elle se plongea ensuite dans son arsenal de guerre : CV, photos, dossiers de presse… Elle adorait travailler derrière son pupitre à la manière d’un artisan. Elle peaufinait sa bio, retouchait ses photos, copiait ses démos, écrivait à des réalisateurs… Sa carrière tenait en quelques lignes. Elle avait présenté des émissions de poker sur le Net, joué des rôles de second plan dans des téléfilms. Une fois, elle avait interprété une bimbo dans un long-métrage mais sa scène avait été coupée.

C’était peu. Surtout compte tenu de ses efforts — des centaines de castings, de dîners, de nuits passées en boîte avec des producteurs soi-disant en vue. À l’arrivée, elle était loin de gagner sa vie. Et plus loin encore d’atteindre le Graal des comédiens : les cinq cent sept heures de boulot annuelles qui permettent de prétendre aux allocations chômage. Alors elle se débrouillait d’une autre façon.

Quand on la provoquait sur ce terrain, elle répliquait : « Le féminisme, c’est bon pour les gouines et les bourgeoises. Les femmes, les vraies, celles qui ont pas un rond, sont prêtes à tout pour s’en sortir et se moquent bien de la parité à l’Assemblée ou de savoir si le mot “écrivain” peut prendre un “e”. » Et si jamais on lui servait ses origines de fille à papa, elle ajoutait : « Je suis ce que j’ai décidé d’être. Je suis repartie de zéro. »

Elle ne mentait pas. Depuis sa majorité, elle n’avait pas touché le moindre euro de son père. Elle avait même fermé son compte en banque pour en ouvrir un autre au nom d’une copine — de cette façon, le fumier ne pouvait plus lui virer de l’argent.

Elle faisait la pute, certes, mais par intégrité.

D’ailleurs, elle n’estimait pas que sa pureté était entachée par ce business. Sa vocation artistique demeurait intacte. Ses modèles étaient Brigitte Bardot, Marilyn Monroe, Scarlett Johansson. Des actrices sensuelles qui étaient aussi de grandes comédiennes. Leur corps était leur point fort, et alors ? Elle s’imaginait dans le rôle de Camille allongée sur la terrasse de la villa de Malaparte, dans Le Mépris, ou en Sugar Kane séduisant Tony Curtis à bord du yacht de Certains l’aiment chaud. De l’art, oui, mais avec des formes.

Au programme du jour, sa demande de visa de travail pour les États-Unis. Tôt ou tard, une actrice se dit que la chance lui sourira outre-Atlantique. Gaëlle ne se faisait aucune illusion mais elle voulait y croire, et surtout essayer. En cas d’échec, elle n’aurait pas de regrets.

Elle attrapa son dossier, feuilleta ses documents, en vue de son rendez-vous au consulat. Tout était en ordre. Elle avait réuni des témoignages qui attestaient de sa valeur, de son sérieux, de sa crédibilité dans le métier. Des lettres de complaisance, obtenues à coups de fellations et de coucheries gratuites. Elle avait également des promesses d’embauche aux États-Unis — ce n’était pas difficile : les producteurs qu’elle connaissait possédaient aussi des sociétés là-bas. C’étaient les mêmes qui lui avaient rédigé les attestations pour les deux côtés de l’Atlantique.