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Pong Punnak vomit sur lui, se redressa et tituba jusqu’au sampan. L’embarcation lui parut en plomb mais il parvint à la pousser dans l’eau et à s’affaler dedans. Aidé par le courant, il s’éloigna rapidement du bord au moment où son poursuivant se redressait.

Un éblouissement terrassa le Thaï et il ferma les yeux. Des oiseaux multicolores passèrent derrière ses paupières. À travers les doigts crispés sur sa blessure, il sentit le bouillonnement du sang. Un filet coulait le long de sa hanche. Il se dit qu’il n’aurait pas la force de regagner la rive est. Et à cette heure, la rivière Kwaï était déserte. Les rives défilaient de plus en plus vite. Trois kilomètres plus loin, il se fracasserait sur les rapides de Bor-Ploi, un cahot de rochers à fleur d’eau.

D’un effort surhumain, Pong Punnak parvint à prendre sa pagaie et mit le cap sur la rive est. Sa voiture, une petite Datsun, blue-bird, était cachée un peu plus haut près de la route. Il fallut au Thaï près de cinq minutes pour gagner la rive marécageuse. Il souffrait tellement qu’il ne se préoccupait même plus de ses éventuels poursuivants. Comme s’il avait eu un fer rouge dans le foie.

Pataugeant, à quatre pattes, dans la vase, il parvint à trouver un sentier à travers le fouillis de lianes d’arbres et de hautes herbes qui bordait la rive. Le sampan repartit tout seul dans le courant. Cassé en deux par la douleur, Pong Punnak avançait par à-coups, laissant échapper de petits gémissements.

Enfin, il perça le rideau de lianes, faisant fuir un singe et se retrouva sur la route. Déserte. Il souffla un peu au pied d’un bouquet d’énormes roseaux et songea à s’y cacher jusqu’au coucher du soleil. Mais il fallait qu’il parvienne à Bangkok, qu’il dise ce qu’il avait vu. Il sentait qu’il ne vivrait pas jusqu’au soir. Il lui fallut encore cinq agonisantes minutes pour atteindre la voiture. Il se laissa tomber sur le plastique brûlant avec un cri de soulagement.

Ses mains tremblaient tellement qu’il mit bien une minute à trouver le contact et à démarrer.

La Datsun s’ébranla. Affalé sur le volant, son mouchoir pressé contre sa blessure, Pong conduisait d’une main. Des lueurs fulgurantes passaient devant ses yeux. Et le sang continuait à couler le long de sa jambe. Il eut un sanglot en pensant aux cent vingt-cinq kilomètres de route jusqu’à Bangkok. Il n’y arriverait jamais.

Un quart d’heure plus tard, il passa un hameau. Inutile de stopper. Il n’y aurait ni médecin, ni téléphone. Et ses poursuivants l’y retrouveraient facilement.

La route sinuait entre des collines couvertes de jungle, suivant le lit de la rivière. Impossible de voir s’il était suivi. Le Thaï négociait virage après virage, faisant hoqueter son moteur, ne changeant plus de vitesse, hypnotisé par le ruban goudronné qui se tordait devant ses yeux. Il n’avait plus mal, mais le bas de son corps était complètement engourdi maintenant. Il n’osait pas toucher à sa blessure. Soudain, sans transition, la jungle disparut pour faire place à une savane plate entrecoupée de rizières. La route quittait la vallée de la rivière Kwaï qui continuait au sud, vers la Malaisie. Le paysage ne changerait plus jusqu’à Bangkok. Encore cent kilomètres.

À demi-inconscient, Pong évita de justesse un gros camion chargé de bambous. Maintenant la route était toute droite. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et aperçut un point dans le lointain. Une autre voiture.

Le sang battait dans ses tempes de plus en plus fort. La Datsun zigzaguait dangereusement d’un côté de la route à l’autre. Dans son demi-délire, Pong Punnak distingua un écriteau planté au bord de la route : Kanchanaburi, 1 kilomètre.

C’était un gros bourg où il y avait le téléphone. La Datsun s’engagea dans la rue principale, écrasée de chaleur.

Il n’y avait personne en vue. Pong Punnak ralentit devant une épicerie-restaurant chinoise, cherchant un téléphone. Il eut la force de stopper et d’appeler. Un gamin tout nu s’approcha :

— Téléphone, balbutia le Thaï.

Le petit désigna le mur, derrière le comptoir encombré de fruits tropicaux, de bananes et de bouteille de Coca-Cola, et s’enfuit en courant dans l’arrière-boutique.

Maintenant, il était sûr qu’il ne parviendrait jamais à Bangkok.

Il eut du mal à se décoller de son siège : le sang avait coulé, collant le tergal de son pantalon au plastique et formait maintenant une tache obscène et énorme sur ses fesses. Les quatre pas qui le séparaient du téléphone lui parurent interminables. De la main gauche, il s’accrocha au récepteur pendant qu’il cherchait dans sa poche une pièce de deux bahts. Mais ce n’était pas un taxiphone, il suffisait de décrocher et d’appeler Tinter.

Pong Punnak décrocha et composa le 110.

Par chance, l’opératrice vint en ligne immédiatement. D’une voix hachée, il donna le numéro qu’il voulait.

— Vite, murmura-t-il, je suis blessé. Vous me faites passer avant tout le monde. Djing-djing.[1]

— Djing-djing, assura l’opératrice.

L’oreille collée à l’écouteur, Pong écoutait les craquements de la ligne et les efforts de la fille pour avoir le 32341 à Bangkok.

Une éternité. Appelé par le gosse, le Chinois était accouru de son arrière-boutique et regardait craintivement cet homme aux vêtements pleins de sang, les cheveux dans la figure, cramponné à son téléphone.

— Voilà votre numéro, annonça triomphalement l’opératrice à Pong Punnak.

Il ouvrait la bouche pour parler quand il entendit la sonnerie « occupé ». Ne voulant pas y croire, il s’accrocha, fit « Allô ! allô ! » Gentiment l’opératrice expliqua :

— Je vais vous rappeler. Vous êtes le 16 à Kanchanaburi, n’est-ce pas ?

Mais Pong Punnak n’entendait que le bourdonnement monotone de la sonnerie. Il ne prêta même pas attention au claquement de portière, derrière lui. Le Chinois voulut crier, mais il pensa à sa famille. D’un pas leste, il disparut, entraînant son petit-fils.

Dans le central de New Road, à Bangkok, miss Petti Udorn entendit un cri étouffé qui lui glaça le sang.

— Monsieur, monsieur, voilà votre numéro, il est libre maintenant. Parlez, supplia-t-elle.

À cent kilomètres de là, Pong Punnak était en train de mourir, la lame triangulaire du poignard lui déchirant le cœur.

Le tueur à la chemise blanche retira sa lame et la replongea un peu plus bas, avec un frisson voluptueux. Le corps de Pong Punnak, secoué des fibrillations de l’agonie n’offrait plus aucune résistance. Pourtant, l’autre continua à frapper, empêchant le corps de tomber complètement.

Enfin, il retourna le corps, serrant sa victime à la gorge de la main gauche et plongea sa lame juste au-dessus du nombril. Puis il accompagna le corps jusqu’au sol, fouillant la blessure d’un mouvement circulaire du poignet.

Quand le cadavre fut étendu sur le dos, derrière le comptoir, l’homme en chemise blanche se pencha et lacéra encore le visage de plusieurs coups, arrachant presque un œil. Il regrettait que l’autre soit mort trop vite. Il aurait aimé le punir encore plus d’avoir osé vomir sur lui.

En partant, il lui envoya un coup de pied et méchamment éventra un sac de riz. Puis il raccrocha le téléphone et regarda autour de lui.

La rue et l’épicerie étaient désertes. Il revint au corps et le fouilla rapidement, puis il repoussa le cadavre rondelet et se redressa.

Derrière ses lunettes noires dont un verre était fêlé, le regard de l’assassin était impénétrable. Sans se presser, il remit son arme dans une gaine de cuir attachée à son mollet droit, sortit de la boutique et remonta dans la vieille voiture américaine arrêtée derrière la Datsun de Pong Punnak. Puis il démarra en direction de Bangkok.

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1

Vrai de vrai.