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Depuis que le patron de la C.I.A. de Bangkok connaissait le double jeu de Thépin, il l’avait surnommée le Cobra.

* * *

Le colonel White avait les yeux rougis de fatigue, comme toujours. Et, pour une fois, sa chemise n’était pas impeccable. Il écoutait le récit de Malko en le ponctuant de grognements. Lorsque ce dernier eut terminé, il émit une espèce de ricanement :

— Vous croyez vraiment que les Thaïs passent l’éponge sur Jim Stanford ? Grands et généreux, hein ! Il vous a fait un beau cinéma, cette ordure de Makassar.

Il pointa un doigt accusateur sur Malko :

— Vous ne les connaissez pas. Ils ne sont pas fous. Ils ne veulent pas avoir sur les mains le sang d’un type comme Jim Stanford, même traître. C’est un peu comme Soekarno en Indonésie. Il a mené le pays à la ruine, c’est un fumiste, mais il est intouchable. C’est le libérateur de la patrie. Jim, lui, en 45, a fait foutre le camp aux Chinois de Kuomintang. Les Thaïs ne sont pas reconnaissants, mais il y a encore à Bangkok des types qui couperaient Makassar en morceaux s’il faisait abattre Jim Stanford. Même après le coup des armes. C’est pour cela qu’ils l’ont cherché mollement et qu’ils se sont vengés sur sa sœur.

— C’est bien ce que je dis, coupa Malko. Ils nous le laissent.

White secoua la tête.

— Oui, pour que nous le liquidions. À leur place. Et vous allez le liquider ?

Il y eut un long silence, coupé par la pétarade d’un Sam-lo et le cri d’un marchand de soupe chinoise ambulant, bruits de fond de Bangkok.

— Oui, dit le colonel White. Nous devons le liquider pour plusieurs raisons.

Il se leva et désigna la grande carte murale de la Thaïlande derrière son bureau.

— Vous voyez ces cercles ? Ce sont les maquis du Sud. Ils n’existeraient pas sans Jim Stanford. La semaine dernière, trois de nos hommes sont tombés dans une embuscade, morts tous les trois, à cause des mitrailleuses que Jim a fait venir. Cela, je ne peux pas lui pardonner.

— Et puis, il y a autre chose. Si nous le sauvons, les Thaïs nous feront chanter. Ils cherchent à avoir barre sur nous par tous les moyens. Le jour où ils veulent nous neutraliser, ils sortent l’histoire Stanford et nous accusent découvrir les traîtres. Moi, j’y laisse ma carrière et le service en prend un vieux coup.

— Vous irez à la rivière Kwaï demain matin. Mais je veux que vous reveniez seul. C’est un ordre. Sinon, je m’en occupe moi-même.

Il ouvrit un tiroir et en tira un lourd 45 qu’il poussa à travers le bureau.

— Prenez ça.

— Merci, dit Malko, j’ai déjà une arme.

Ils restèrent silencieux de nouveau, puis White dit :

— Je ne peux pas vous parler autrement, S.A.S. Je suis le chef de ce service, ici. Plus tard, j’irai un jour sur la tombe de Jim. Pas pour y cracher. Parce que le présent n’efface pas le passé. Mais il n’y a pas d’autre solution.

Malko inclina la tête.

— Je ferai ce qu’il faut. Et, lundi matin, je m’en vais. Le colonel Makassar me fait expulser. Je ne vous reverrai donc plus.

White se leva et lui tendit la main.

— Bonne chance. C’est un sale boulot. Comme presque toujours dans notre métier.

Il raccompagna Malko jusqu’à la porte et le regarda partir. Le bureau de Thépin était vide.

* * *

Un peu plus tard, Malko réfléchissait, assis au bord de la piscine de l’Érawan. Jamais encore dans sa carrière d’agent secret, il n’avait abattu un homme de sang-froid. Même au Brésil[37], il avait laissé une chance au docteur Brandao qui n’en méritait pourtant pas. Incorrigible gentleman. Dix ans de barbouzerie n’effacent pas dix siècles d’atavisme. Il n’avait pas l’intention de tuer Jim Stanford. Même si cela s’appelait trahir.

— À quoi penses-tu ? demanda Thépin, assise en face de lui.

— À demain.

Soudain, il en eut par-dessus la tête de ce métier. Derrière ses lunettes noires, il contempla le visage distingué, hautain et cependant plein de charme de Thépin. Avec une femme comme elle ce serait une autre vie.

— Tu pourrais vivre en Europe ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Elle éclata de rire :

— Je n’aime pas le froid. Ni les grandes villes. Ici je suis chez moi.

Malko n’insista pas. Il ne se voyait pas vivre à Bangkok le restant de ses jours. Il fallait maintenant tuer le temps jusqu’au lendemain. Il commanda une vodka avec la ferme intention de se soûler à mort.

* * *

Le Thaï qui conduisait la camionnette n’avait pas dit un mot depuis le départ de Bangkok. C’était évidemment un gorille des Services de sécurité.

Il était très tôt mais les rizières autour de la route étaient déjà grouillantes de paysans, le visage abrité sous des chapeaux à large bord.

Le plan était simple : le chauffeur irait tout seul au-devant de Jim Stanford pendant que Malko et Thépin aborderaient le cimetière, lieu de rendez-vous, par un autre côté. Lorsque Jim réaliserait que le Thaï n’était pas celui qu’il attendait, il serait trop tard.

Malko avait son pistolet extraplat. Avec la ferme intention de ne pas s’en servir. Jim accepterait sûrement de disparaître. Surtout quand il apprendrait la mort de Kim-Lang. À Washington, Malko s’expliquerait avec David Wise. Et tant pis, si cela bardait.

Pendant tout le voyage, Thépin ne dit pas un mot. Ses lunettes noires dissimulaient les ravages de la nuit. Elle avait fait l’amour comme une folle, ne laissant Malko en paix qu’aux premières heures de l’aube.

À Kanchanaburi, ils stoppèrent à la sortie de la ville pour que Malko et Thépin se dissimulent à l’arrière parmi les caisses vides, censées représenter le chargement d’armes. Le chauffeur devait être seul. De tout cœur Malko souhaita que Jim ait été averti et qu’il ne soit pas au rendez-vous.

La camionnette s’arrêta brusquement. La charpente métallique du pont était en vue. Malko éprouva un pincement désagréable. C’est ici que sa mission allait se terminer d’une façon ou d’une autre.

Thépin et le Thaï échangèrent quelques mots à voix basse, puis l’homme s’éloigna :

— Dans cinq minutes nous irons à notre tour, dit la jeune fille. Le colonel nous a fait dissimuler un sampan un peu en aval du pont.

Les premiers contreforts des collines commençaient tout de suite après Kanchanaburi. La vallée de la rivière était beaucoup plus étroite et la route serpentait entre deux murailles de jungle.

Jusqu’à ce que le pont soit en vue, ils ne croisèrent aucun véhicule. De temps en temps, un paysan, accroupi au bord de la route, les regardait passer avec indifférence.

L’île où se trouvait le cimetière apparut, drapée encore d’une brume légère. Sans qu’on lui ait rien dit, le chauffeur arrêta le véhicule et coupa le moteur. À part le bruissement de la rivière et des cris de singes et d’oiseaux, le silence était total.

Sur l’autre rive, un troupeau de buffles défila lentement encouragé par deux gamins aux cris perçants. Le soleil était déjà haut au-dessus des collines. Il était neuf heures du matin, et la chaleur était encore supportable.

Sans mot dire, le Thaï descendit sur la berge boueuse là où il y avait toujours des sampans, tandis que Malko et Thépin restaient dans la camionnette. Rapidement, il poussa une embarcation dans l’eau jaune et se mit à godiller. Il lui fallut cinq minutes environ pour aborder de l’autre côté. Il disparut alors dans la végétation et réapparut quelques minutes plus tard. Il fit un signe discret de la main : la voie était libre. L’endroit où se trouvait le véhicule était en contrebas et on ne pouvait les voir du cimetière.

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37

Voir: Samba pour SAS.