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— Pourquoi l’aurait-on assassiné ? demanda-t-il. Il ne travaillait plus pour le service.

Le colonel White prit l’air gêné :

— Est-ce que je sais, moi ? Les haines durent longtemps, en Asie. Et Jim en avait amassé quelques-unes derrière lui, depuis 1945.

La différence d’heure commençait à venir à bout de la résistance de Malko. Il s’assoupissait tout doucement. Hermétiquement clos, le bureau du colonel White n’était pas trop glacial et très confortable avec de profonds sièges en cuir. Pour se réveiller, il demanda :

— Racontez-moi au moins tout ce qui s’est passé. Je dois travailler sur cette histoire.

— C’est très simple, fit White, de mauvaise humeur, en allumant une nouvelle cigarette. Mardi dernier, Jim Stanford est parti de chez lui pour aller se balader du côté de la rivière Kwaï, comme il le faisait souvent.

— Le soir, il n’était pas revenu et sa femme a prévenu la police. On a retrouvé la bagnole en bon état, près du pont, après Kanchanaburi, mais pas de traces de Jim. J’ai appris l’histoire le lendemain par les journaux et je l’ai signalée à Washington. Aussitôt, on m’a demandé par câble de retrouver Jim Stanford. Comme si je n’avais que cela à faire.

— Je suis là pour tenter de vous décharger de ce souci, dit sèchement Malko.

Ses yeux dorés tournaient au vert, ce qui était mauvais signe. L’égoïsme du colonel le blessait. Les militaires, décidément…

— D’accord, mais ne faites pas de c… hein. C’est pas facile, ici.

C’était décidément un mot qu’il affectionnait.

— Il n’a plus jamais travaillé pour nous ? demanda Malko.

— Quand je suis arrivé ici, il y a deux ans, Washington lui a demandé directement de contacter certains Chinois influents de Singapour et de me rendre compte, admit de mauvaise grâce le colonel White. C’était au moment de l’indépendance de la Malaisie. Il fallait les empêcher de faire des bêtises. Je dois dire que les renseignements de Jim avaient été de premier ordre. Nous avons pu éliminer deux ou trois gars à coup sûr, grâce à lui. Mais, depuis il ne s’était plus mêlé de rien. Du moins à ma connaissance. Et je suis le patron ici. Personne n’en doutait.

— D’ailleurs, continua White, il ne faut pas croire que je n’ai rien fait pour retrouver Jim Stanford. Dès que Washington m’a demandé de le retrouver, j’ai fait des recherches. Avec tous les moyens dont je disposais.

— Qu’ont donné vos recherches ?

White reconnut :

— Rien. D’abord on a cru à une histoire de fille. Peu probable. Il n’aurait pas laissé tout derrière lui. La plus belle affaire de soie à Bangkok.

— J’ai lancé des informateurs qui m’ont ramené à prix d’or les informations les plus fantaisistes. Par exemple que Jim était en mission secrète pour moi, en Malaisie.

— Mais enfin, coupa Malko, vous ne travaillez pas la main dans la main avec le S.R. thaï ?

Le colonel White leva les yeux au ciel :

— On voit bien que vous débarquez ! Les Thaïs ! D’abord, ils nous supportent tout juste. Ils trouvent que les B-52 de Sa-Taip, c’est un peu trop voyant. J’ai l’impression qu’ils donnent des gages de l’autre côté. Ils ne savent jamais rien. Pour Jim, c’est pareil.

— Vous avez entendu parler du Service de sécurité extérieure et intérieure de la rue Plœnchitr ? Ils passent leur vie à me faire mille tracasseries. Et ils ont tort. Parce que j’ai l’impression qu’ils vont fichtrement en avoir besoin de mes bonshommes. Le mois dernier, il y a eu une centaine de chefs de villages liquidés par les communistes, dans le Nord-Est. Et ça ne fait que commencer. Il y a des maquis partout en Thaïlande. La province de Buri-Ram est complètement pourrie. Ça, c’est nouveau. Et maintenant, le Sud s’y met. Là-bas, la jungle est si épaisse que si vous étendez la main devant, vous ne la voyez plus ou vous vous la faites bouffer par des bestioles.

— Vous avez vu, à Bangkok, les buildings qu’on monte partout ; c’est le vrai boom. Mais tout cela est superficiel. Tout est basé sur le dollar. Si nous fichons le camp, tout s’écroule…

Essoufflé, le colonel se tut un instant et Malko en profita pour enchaîner :

— Mais enfin, vous avez bien une idée sur l’histoire Stanford ?

White souffla la fumée de sa Khong-tip et avoua :

— Non. Ça peut être n’importe qui. Nous sommes en Asie. Les gens passent leur vie à changer de camp. On s’égorge et on se pardonne, quitte à se reégorger plus tard. Vous voulez un exemple de casse-tête. À la fin de la guerre, Jim Stanford a tout fait pour liquider les maquis du Kuomintang qui se baladaient sur la frontière thaï, entre la Birmanie, le Laos et la Chine. Eh bien, aujourd’hui, ces types-là sont payés par les Chinois de Formose, qui espèrent toujours envahir la Chine avant la fin du siècle, par ceux de Pékin, qui se disent qu’ils pourraient à peu de frais créer un bordel épouvantable le cas échéant en lâchant ces gars sur les villages thaïs de la montagne, et par le Gouvernement thaï lui-même, qui pense qu’en cas de coup dur chinois, ils feraient un premier barrage efficace. Qu’est-ce que vous en dites ?

Malko n’en disait rien. Le colonel continua sur sa lancée :

— Jim Stanford peut avoir été liquidé par les Thaïs parce qu’il en savait trop ; par les Chinois cocos parce qu’il était le seul Blanc à avoir la confiance de certains Chinois milliardaires de Singapour ; par ceux du Kuomintang pour une obscure raison de jalousie ou tout simplement par un marchand de soie concurrent.

— Un concurrent n’aurait pas été tuer la sœur de Jim aux U.S.A., souligna Malko.

— D’accord, d’accord, concéda White. Éliminons la concurrence, cela vous laisse assez d’hypothèses.

— Et si je demandais, par votre entremise, l’aide des services de la rue Plœnchitr ? proposa Malko.

Il crut que le colonel allait avaler sa cigarette.

— Et pourquoi pas les diseuses de bonne aventure du Wat Phra Kéo[5] ?

Malko remit ses lunettes d’un geste sec :

— Enfin, il n’y a personne qui pourrait m’aider à y voir un peu clair ?

White le regarda avec un mélange de commisération et d’exaspération, et fit :

— En tout cas, pas les barbouzes de la rue Plœnchitr.

— Vous voulez un exemple de ce qui se passe dans ce pays ? Il y a quelque temps, ils sont venus me dire que dans le Nord-Est les maquis communistes étaient ravitaillés par des hélicoptères lourds russes. Que si je donnais des mitrailleuses aux villageois en leur promettant une récompense ils les abattraient…

Il soupira :

— J’ai donné les mitrailleuses. Et j’ai promis deux cent mille bahts[6] par hélicoptère abattu.

Sa voix se cassa de rage :

— Vous savez ce qu’ils ont fait ? Ils ont abattu deux hélicoptères de chez nous, des Sikorsky Jolly Green Giants ! Et il a fallu que je paie les deux cent mille bahts. Les Thaïs de la rue Plœnchitr m’ont raconté que, sinon, ils n’auraient plus jamais confiance dans la parole des Blancs et qu’ils aideraient les communistes…

Un lourd silence suivit le récit de la mésaventure du colonel White. Qu’est-ce que ce serait si la Thaïlande n’était pas un pays ami.

Mais Malko n’était pas venu chasser les maquisards communistes. Il ressentait déjà la fatigue du climat tropical. Le pessimisme du colonel White n’était pas fait pour lui remonter le moral. C’était gai d’avoir à rechercher un homme dans une ville inconnue de deux millions d’habitants dont on ne parle pas la langue, sans aucune piste. Il s’arracha à son fauteuil :

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5

Temple du Bouddha couché.

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6

4 millions anciens, le baht vaut 0,20 F.