— Monsieur, s’il vous plaît, fit l’un des soldats en tendant la main pour lui montrer le chemin.
Les hommes aux cheveux blancs s’assemblèrent en triangle au pied des marches.
Il sortit de l’appareil et s’arrêta sur la petite plateforme qui formait le haut de l’escalier. La pluie lui martelait la tempe.
Une véritable clameur s’éleva et la douzaine d’hommes âgés debout au pied des marches inclinèrent la tête et mirent un genou en terre, où plutôt dans les flaques de la piste obscure et fouettée par le vent. Une explosion de lumière bleue déchira les ténèbres qui s’étendaient derrière les constructions basses, dont la clarté instable illumina momentanément les collines et les montagnes qui se profilaient au loin. Il lui fallut un moment pour comprendre ce qui se passait ; puis il se rendit compte qu’ils criaient :
— Za-kal-we ! Za-kal-we !
— Ah-ha ! se dit-il.
Le tonnerre grondait dans les collines.
— C’est ça… Pourriez-vous faire repasser ceci devant moi, je vous prie ?
— Messie…
— J’aimerais beaucoup que vous ne m’appeliez plus comme ça.
— Ah ! Ah bon, très bien, sire Zakalwe ; comment voulez-vous qu’on vous appelle, alors ?
— Euh, que pensez-vous de… (il agita les mains) monsieur ?
— Mais… Sire Zakalwe, sire… Vous êtes préordonné ! Vous avez été annoncé ! (Le grand prêtre assis de l’autre côté du wagon de chemin de fer joignit les mains.)
— « Annoncé » ?
— Mais oui ! Vous êtes notre salut ! Notre divine récompense ! Vous nous avez été envoyé !
— Envoyé, répéta-t-il en s’efforçant encore de saisir ce qui lui arrivait.
On avait coupé les projecteurs dès qu’il avait posé pied à terre. Les prêtres l’entourèrent, s’emparèrent de lui, lui passèrent d’innombrables bras autour des épaules et, laissant derrière eux le tablier de béton, le conduisirent à un véhicule blindé ; les lumières s’éteignirent sur la piste et seuls demeurèrent le plafonnier du camion et les phares des tanks, cônes de lumière déployée en éventail par des sortes d’œillères fixées par-dessus les ampoules. On lui fit descendre un sentier en s’affairant autour de lui, et il parvint bientôt à une station de chemin de fer où tout le monde s’embarqua dans un wagon-navette, qui bientôt s’ébranla bruyamment avant de s’enfoncer dans la nuit.
Il ne comportait pas de fenêtres.
— Mais bien sûr ! Traditionnellement, notre croyance veut que nous recherchions les influences extérieures, car elles sont toujours plus puissantes. Le grand prêtre – qui s’était présenté sous le nom de Napoéréa – s’inclina respectueusement.
— Et qu’y a-t-il de plus puissant que l’homme qui fut ComMil ?
ComMil ; il dut fouiller dans sa mémoire pour se rappeler ce que c’était. Ah oui, ComMil… le titre que lui donnaient à l’époque les médias de l’Amas. Directeur des opérations militaires, lorsqu’il s’était retrouvé embarqué dans cette folle histoire avec Tsoldrin Beychaé, la dernière fois. Beychaé, lui, avait le titre de ComPol, c’est-à-dire qu’il s’occupait des affaires politiques (ah, ces distinctions subtiles !).
— ComMil… (Il hocha la tête. Il n’était guère avancé.) Et vous pensez que je peux vous aider ?
— Sire Zakalwe ! s’écria le grand prêtre en se laissant glisser au bas de son siège pour s’agenouiller une nouvelle fois par terre. En vous nous avons foi !
Il se cala contre les coussins recouverts de tapisserie.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Sire, vos hauts faits sont légendaires ! Pas la moindre fausse note depuis une éternité ! Avant sa mort, notre Mentor avait prophétisé que notre salut viendrait d’« au-delà des étoiles », et votre nom figurait parmi ceux qui furent alors mentionnés ; arrivant ainsi au moment où nous avons tant besoin d’aide, vous ne pouvez être que le salut que nous attendions !
— Je vois, répondit Zakalwe qui ne voyait rien du tout. Eh bien, on va voir ce qu’on peut faire.
— Messie !
Le train entra en gare ; ils descendirent et on les escorta jusqu’à un ascenseur, puis jusqu’à une suite dont on lui dit qu’elle donnait sur la ville en contrebas, mais où l’on avait fait le black-out : les stores intérieurs étaient baissés. L’appartement lui-même témoignait d’une certaine opulence. Il le passa en revue.
— Bien. Très joli. Merci.
— Et voici vos garçons, fit le grand prêtre en tirant un rideau qui révéla une demi-douzaine de jeunes gens langoureusement étendus sur un très grand lit, dans la chambre.
— Mais je… euh… Je vous remercie, dit Zakalwe en inclinant la tête à l’intention du prêtre.
Il sourit aux garçons, qui tous lui rendirent son sourire.
Il était couché, tout éveillé, dans le lit d’apparat de son palais, les mains derrière la nuque. Au bout d’un moment, une détonation discrète retentit distinctement dans le noir et une minuscule machine à peu près de la taille d’un pouce humain surgit dans une sphère évanescente de lumière bleutée.
— Zakalwe ?
— Salut, Sma.
— Écoute…
— Non. C’est toi qui vas m’écouter. J’aimerais bien savoir ce qui se passe, nom de nom !
— Zakalwe, fit Sma par l’intermédiaire du missile-éclaireur. C’est très compliqué, mais…
— Mais je suis coincé avec une bande de prêtres homosexuels qui croient que je vais résoudre tous leurs problèmes militaires !
— Chéradénine, reprit Sma de sa voix décidée. Ces gens se sont montrés capables d’incorporer à leur religion la foi dans tes prouesses guerrières. Sachant cela, comment peux-tu te détourner d’eux ?
— Sans le moindre mal, crois-moi.
— Que cela te plaise ou non, Chéradénine, pour eux tu es devenu une légende. Ils te croient capable de certaines choses.
— Et que suis-je censé faire ?
— Être leur guide. Leur général.
— Oui, ça, c’est ce qu’ils attendent de moi. Mais en réalité, qu’est-ce que je dois faire ?
— Rien d’autre que cela. Prends les rênes. Entretemps, Beychaé reste à la Station ; la Station de Murssay. Pour l’instant l’endroit est neutre, et il s’applique à ameuter les gens qu’il faut. Tu ne comprends donc pas, Zakalwe ? (La voix de Sma dénotait de la tension, de l’exultation même.) On les tient ! Beychaé agit exactement comme nous l’entendions, et tout ce qu’il te reste à faire, c’est…
— C’est quoi ?
— … être toi-même ; agir pour le compte de ces individus !
Il secoua la tête.
— Sma, il faut que tu m’en dises un peu plus. Que suis-je censé faire ?
Il l’entendit soupirer.
— Gagner leur guerre, Zakalwe. Nous sommes derrière les forces dont tu es l’allié. Si celles-ci gagnent et si Beychaé se retrouve ici du côté des vainqueurs, alors nous pourrons peut-être changer le cours des choses dans l’Amas tout entier. (Il l’entendit prendre encore une fois une profonde inspiration.) Zakalwe, il le faut. Dans une certaine mesure, nous avons les mains liées, mais nous devons absolument faire en sorte que toute cette affaire soit réglée. Gagne cette guerre pour leur compte et nous serons peut-être en mesure de tout remettre d’aplomb. Sérieusement.
— D’accord, d’accord, sérieusement, dit-il au missile-éclaireur. Mais j’ai déjà eu l’occasion d’examiner brièvement leurs cartes, et ces gars-là sont dans un de ces pétrins ! Pour gagner cette guerre, il va leur falloir un véritable miracle !