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— Fais ce que tu pourras, Chéradénine. S’il te plaît.

— Est-ce qu’on va m’aider ?

— Euh… Que veux-tu dire au juste ?

— Je veux parler de renseignement militaire, Sma. Si vous pouviez tenir l’ennemi à l’œil et…

— Ah, non ! Chéradénine. Je suis désolée, mais c’est impossible.

— Quoi ? fit-il à voix haute en s’asseyant dans son lit.

— Je regrette, Zakalwe ; sincèrement, je regrette, mais nous avons dû nous entendre là-dessus. Il s’agit de négociations très délicates, et nous sommes obligés de nous tenir strictement à l’écart. Ce missile ne devrait même pas se trouver là. Il sera d’ailleurs bientôt obligé de te laisser.

— Alors je reste tout seul ?

— Je regrette, répéta Sma.

— Et moi donc ! lança-t-il en se laissant retomber sur le lit en un geste théâtral.

« Tu ne joueras plus au petit soldat », lui avait dit Sma quelque temps auparavant ; il s’en souvenait fort bien.

— Petit soldat mon cul, marmonna-t-il en rassemblant ses cheveux sur sa nuque avant de les nouer au moyen d’un petit lien en cuir.

Le jour se levait ; il tapota sa queue de cheval et regarda, au travers de la vitre épaisse et déformante, la ville enveloppée de brume qui s’éveillait tout juste sous les pics rougis par l’aube et les cieux qui répandaient une lueur bleutée. Il contempla avec dégoût la longue toge surchargée d’ornements que les prêtres comptaient le voir revêtir, puis l’enfila à contrecœur.

L’Hégémonarchie et son adversaire, l’Empire glaséen, se livraient déjà sporadiquement bataille depuis six cents ans pour la domination de leur sous-continent, d’ailleurs de taille relativement modeste, lorsque les habitants du reste de l’Amas étaient venus leur rendre visite dans leurs curieux vaisseaux célestes flottants, un siècle plus tôt. À l’époque, ces deux pays étaient déjà sous-développés par rapport aux autres nations de Murssay, qui avaient plusieurs décennies d’avance sur eux sur le plan technologique, et sans doute plusieurs siècles sur le plan politique et moral. Avant le contact, les autochtones ne connaissaient que l’arc et les flèches, et le canon qu’on chargeait par la gueule. À présent, un siècle plus tard, ils possédaient des blindés. Beaucoup de blindés. Des chars, une artillerie, des camions, plus quelques avions extrêmement inefficaces. L’un et l’autre camp détenaient chacun son unique appareil de dissuasion, parfois importé d’autres sociétés plus avancées à l’intérieur de l’Amas, mais le plus souvent purement et simplement offert par celles-ci. Pour l’Hégémonarchie, c’était un astronef de sixième ou septième main, pour l’Empire une poignée de missiles généralement considérés comme inopérants et, de toute manière, sans doute politiquement inutilisables car ils étaient censés être équipés d’une tête nucléaire. L’opinion publique de l’Amas pouvait tolérer la perpétuation technologiquement assistée d’une guerre sans objet tant que les hommes, les femmes et les enfants mouraient par fournées régulières quoique peu nombreuses, mais pas question de laisser un bombardement nucléaire incinérer d’un coup un million de personnes dans une ville.

L’Empire était donc en train de gagner une guerre de type conventionnel, laquelle se déroulait sur le territoire de deux pays pauvres qui, livrés à eux-mêmes, n’auraient peut-être même pas encore atteint la maîtrise de la vapeur. Au lieu de cela, les routes grouillaient de paysans réfugiés et de charrettes où s’entassait la totalité de leurs biens et qui zigzaguaient entre les haies, de part et d’autre de la route, pendant que les chars labouraient les champs de céréales et que les avions au bourdonnement incessant lâchaient des bombes, apportant ainsi une solution radicale au problème de l’aménagement des zones insalubres.

L’Hégémonarchie battait en retraite dans la plaine et jusque dans les montagnes à mesure que ses forces assiégées se repliaient devant la cavalerie motorisée de l’Empire.

Une fois habillé, il se rendit tout droit dans la salle des cartes ; quelques officiers d’état-major ensommeillés sautèrent sur pied en se frottant les yeux. Les cartes n’offraient pas un spectacle plus réjouissant que la veille ; néanmoins, il les examina longuement, estimant la position des troupes de l’Hégémonarchie et de celles de l’Empire, interrogeant les officiers, s’efforçant de prendre la mesure de leur système de renseignement et du moral des troupes.

Les officiers semblaient mieux connaître la disposition des forces de l’ennemi que les sentiments de leurs propres hommes.

Il eut un hochement de tête à lui seul destiné, passa une dernière fois en revue l’ensemble des cartes, puis partit prendre son petit déjeuner en compagnie de Napoéréa et des autres prêtres. Cela fait, il les ramena presque de force dans la salle des cartes (en temps normal, ils auraient réintégré leurs appartements pour se livrer à la méditation) et poursuivit son interrogatoire.

— D’autre part, je veux un uniforme comme celui de ces hommes, dit-il en désignant un des jeunes officiers d’active qui se tenait dans la salle des cartes.

— Mais, sire Zakalwe, fit Napoéréa d’un air inquiet, il ne conviendrait pas à votre rang !

— Peut-être, mais cet accoutrement gênerait mes mouvements, répliqua-t-il en indiquant les lourdes robes qu’il avait consenti à revêtir. Je veux aller jeter un coup d’œil au front.

— Mais, sire, ceci est la citadelle sacrée ; c’est ici que convergent toutes les informations, ainsi que les prières de notre peuple tout entier.

— Napoéréa, fit-il en lui posant une main sur l’épaule. Je sais tout cela ; seulement, j’ai besoin de me rendre compte par moi-même. Je viens d’arriver, vous savez. (Puis il vit les visages atterrés des autres grands prêtres.) Je ne doute pas que vos méthodes donnent des résultats dans des circonstances comparables à celles du passé, reprit-il en se gardant de formuler ses véritables pensées, mais moi je suis nouveau ici ; il faut donc que j’emploie de nouveaux moyens pour découvrir ce que vous, vous savez sans doute déjà. (Il se retourna vers Napoéréa.) Je veux un avion personnel ; un appareil de reconnaissance modifié devrait faire l’affaire. Plus deux appareils de combat en guise d’escorte.

Les prêtres, qui avaient considéré comme extrêmement audacieux et peu orthodoxe de s’aventurer jusqu’au spatioport – situé à quelque trente kilomètres de là – en train ou en camion, le crurent fou de vouloir ainsi survoler en tous sens le sous-continent entier.

Ce fut pourtant bien ce qu’il fit durant les jours qui suivirent. Cela coïncida avec une sorte d’accalmie – les troupes de l’Hégémonarchie fuyaient, celles de l’Empire consolidaient leurs positions – qui lui facilita la tâche. Il s’était vêtu d’un uniforme tout simple que ne venaient même pas orner la demi-douzaine de rubans métalliques dont semblait dépendre l’existence du moins gradé des jeunes officiers. Il s’entretint avec les généraux et les colonels qui combattaient sur le terrain, et les trouva dans l’ensemble mornes, démoralisés et considérablement enclins à rester à couvert ; il rencontra aussi leurs états-majors, les simples soldats, les équipages des tanks, sans oublier les cuisiniers, les services d’intendance, les ordonnances et les médecins. Dans la plupart des cas, il lui fallait un interprète, car seuls les officiers supérieurs parlaient la lingua franca de l’Amas ; malgré tout, et il le perçut fort bien, les hommes de troupe se sentaient plus proches d’un individu qui ne parlait pas leur langue, mais leur posait des questions, que d’un autre qui la possédait mais ne s’en servait que pour leur donner des ordres.

Au cours de cette première semaine, il fit le tour de tous les aérodromes de quelque importance, et sonda le moral et les opinions de tout l’état-major de l’aviation. La seule personne dont il avait tendance à ne pas tenir compte dans ce genre de circonstances était le prêtre, toujours vigilant, placé à la tête de chaque escadron, chaque régiment et chaque fort. Les quelques prêtres qu’il avait rencontrés au début ne lui avaient rien appris d’utile, et aucun de ceux qu’il avait vus par la suite n’avait jamais su ajouter quoi que ce soit d’intéressant à ses formules rituelles de bienvenue. Au bout de deux jours, il était parvenu à la conclusion que le principal problème auquel avaient à faire face les prêtres, c’était… eux-mêmes.