— La Province de Shénastri ! s’exclama Napoéréa. Mais elle compte une douzaine d’importants sites sacrés ! Au moins ! Et vous parlez de reddition sans combat !
— Vous récupérerez vos temples quand nous aurons gagné la guerre, et sans doute une grande quantité de nouveaux trésors à y déposer. Ils tomberont, que nous essayions ou non de tenir notre position, et subiront probablement des dommages dans la bataille, s’ils ne sont pas tout simplement détruits. Ainsi ils resteront intacts. D’autre part, ça met drôlement en péril les itinéraires d’approvisionnement de l’ennemi. Écoutez ; les pluies vont commencer dans… mettons un mois ? Le temps que nous soyons en mesure de contre-attaquer, leurs problèmes de ravitaillement se seront encore aggravés. Derrière eux, ils ont des marécages : pas question d’acheminer quoi que ce soit par là. Et une fois que nous serons passés à l’attaque, ils ne pourront plus se replier. Mon vieux Napo, mon plan est parfait, croyez-moi. Si j’étais au commandement de l’autre côté et que je me voie offrir cette région-là sur un plateau, je la fuirais comme la peste ; seulement, les gars de l’Armée impériale vont être obligés de l’occuper parce que la Cour ne leur laissera pas le choix. Pourtant, ils auront conscience de tomber dans un piège. Catastrophique pour le moral.
— Je ne sais pas, je ne sais pas…
Napoéréa secoua la tête et porta ses deux mains à sa bouche ; puis il se mit à se masser la lèvre inférieure tout en contemplant la carte d’un air angoissé.
(Sans blague ! songea Zakalwe en son for intérieur en observant la fébrilité du langage non verbal qu’employait le prêtre à cet instant. Vous autres, vous n’avez rien su de très utile depuis des générations, mon vieux.)
— Il le faut, reprit-il. Le repli doit commencer aujourd’hui même. (Il se retourna vers une autre carte.) Ici, arrêt des bombardements aériens des routes et du mitraillage au sol. Donnez deux jours de repos aux pilotes, puis attaquez les raffineries de pétrole, là. (Il désigna un point sur la carte.) Bombardement lourd ; utilisez tout ce qui peut voler aussi loin.
— Mais, si nous cessons de bombarder les routes…
— Elles s’encombreront d’encore plus de réfugiés. Ce qui ralentira davantage l’Armée impériale que nos avions. Mais il faut quand même faire sauter quelques-uns de ces ponts. (Il tapota deux ou trois points de franchissement des rivières, puis reporta un regard perplexe sur Napoéréa.) Vous avez conclu un accord garantissant que personne ne bombarderait les ponts ou quoi ?
— Nous avons toujours été d’avis que la destruction des ponts ne pourrait qu’entraver la contre-attaque, en plus du… gâchis que cela représente, répondit le prêtre d’un air malheureux.
— Eh bien, ces trois-là devront sauter quand même. Avec le raid sur la raffinerie, ça devrait sacrément perturber leurs chemins de ravitaillement en carburant, acheva-t-il en frappant dans ses mains avant de les frotter l’une contre l’autre.
— Nous pensons cependant que l’Armée impériale dispose de réserves de carburant considérables, reprit Napoéréa qui avait cette fois-ci l’air très malheureux.
— Même si c’est le cas, répondit Zakalwe au grand prêtre, l’état-major adverse prendra des initiatives plus mesurées s’il sait ses voies d’approvisionnement coupées. Ces gars-là sont du genre prudent. Mais pour ma part, je parie que ce ne sont que des histoires ; eux-mêmes sont sans doute persuadés que vous détenez des réserves plus importantes que les leurs, et, avec l’avancée qu’il leur a fallu alimenter ces derniers temps… croyez-moi ; il se peut qu’ils paniquent un peu si le bombardement de la raffinerie donne les résultats que j’escompte.
Abattu, Napoéréa se frotta le menton en contemplant les cartes d’un air égaré.
— Tout cela me paraît un peu… voire très… aventureux.
Le grand prêtre chargea ce qualificatif d’un dégoût et d’un mépris qui, en d’autres circonstances, auraient pu être amusants.
Après une tempête de protestations, les grands prêtres finirent par se laisser convaincre d’abandonner à l’ennemi leur précieuse province ainsi que ses nombreux sites religieux importants ; ils donnèrent également leur assentiment à l’attaque aérienne massive de la raffinerie.
Zakalwe alla rendre visite aux soldats qui se repliaient, et inspecter les principales bases aériennes devant servir à ladite attaque. Puis il partit pour deux jours dans les montagnes, en camion, afin de passer en revue leurs défenses. Il repéra une vallée dont la partie supérieure était occupée par un barrage, lequel pourrait également constituer un piège efficace au cas où l’Armée impériale réussirait à avancer jusque-là (il revit alors l’île de béton, la fille au nez qui coulait, et la chaise). Tandis qu’il se laissait conduire sur les routes grossières qui reliaient entre elles les places fortes construites en altitude, il vit une centaine d’avions au moins survoler en vrombissant des plaines à l’allure encore paisible, les ailes chargées de bombes.
L’attaque de la raffinerie se révéla coûteuse ; près du quart des avions n’en revinrent pas. Mais le lendemain l’avancée de l’Armée impériale s’interrompit. Zakalwe avait espéré qu’ils progresseraient encore un peu – étant donné qu’ils n’étaient pas ravitaillés directement à partir de la raffinerie, ils auraient pu continuer environ une semaine – mais ils s’étaient montrés raisonnables et avaient fait temporairement halte.
Puis il s’envola vers le spatioport, où l’on était en train de rapiécer tant bien que mal le lourd et lent vaisseau spatial dans lequel il était arrivé – qui semblait encore plus dangereux et délabré en plein jour – au cas où l’on aurait à s’en resservir. Zakalwe s’entretint avec les techniciens et fit une tournée d’inspection à bord de l’antique engin. Celui-ci avait d’ailleurs un nom, ainsi qu’il l’apprit : Hégémonarchie Victorieuse.
— On appelle ça une décapitation, déclara-t-il aux prêtres. La Cour impériale se déplace invariablement au bord du lac Willitice au début de la Deuxième Saison ; là, le haut commandement vient les tenir au courant. On va leur envoyer la Victorieuse le jour même où y débarquera l’état-major.
Les prêtres le contemplèrent d’un air perplexe.
— Mais avec quelles troupes à bord, sire Zakalwe ? Un commando ? La Victorieuse ne peut transporter que…
— Non, non, coupa-t-il. Quand je parle de le leur envoyer, je veux dire qu’on le leur laissera tomber sur la tête. On l’expédie dans l’espace, puis on le ramène dans l’atmosphère juste au-dessus du Palais du Lac. Il fait bien quatre cents tonnes ; même s’il ne dépasse pas dix fois la vitesse du son, l’impact sera comparable à l’explosion d’une petite bombe atomique. On fait d’une pierre deux coups : la Cour tout entière, et l’état-major. Là, on fait immédiatement une offre de paix au parlement. Avec un peu de chance, on va provoquer de formidables perturbations parmi la population civile ; les membres du parlement y verront sans doute l’occasion de s’emparer du véritable pouvoir. De son côté, l’armée voudra elle aussi prendre les rênes, et il se pourrait même qu’elle se retrouve confrontée à une guerre civile. Les héritiers feront tous connaître leurs prétentions au trône, ce qui devrait encore ajouter à la confusion générale.