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— Mais si nous quittons la ville… ?

Les prêtres semblaient pétrifiés de stupeur. Leurs yeux étaient aussi vides que le cercle de peinture bleue qu’ils arboraient au front. L’Armée impériale gravissait lentement les vallées, forçant leurs hommes à reculer. Zakalwe leur répétait inlassablement que tout irait bien ; pourtant les choses ne cessaient d’empirer. Ils avaient fait le tour de toutes les possibilités ; la situation paraissait trop désespérée, trop avancée pour qu’ils puissent la reprendre en main. La veille au soir, comme le vent soufflait des montagnes en direction de la ville, le son des lointains tirs d’artillerie était devenu audible.

— Ils tenteront de s’emparer de Balzeit s’ils tiennent la chose pour possible, leur répondit-il. La ville est un symbole. Mais elle n’a pas grand intérêt stratégique. Ils se jetteront dessus. On en laisse passer un certain nombre, et puis on ferme les défilés ; là, précisa-t-il en tapotant la carte.

Les prêtres secouèrent la tête.

— Messieurs, nous ne sommes pas en détresse ! Nous nous replions, certes, mais ils sont en bien pire posture que nous, car leurs pertes sont incomparablement plus lourdes ; pour eux, chaque mètre de terrain se gagne dans le sang. Sans compter que leurs voies d’approvisionnement sont de plus en plus étirées. Il faut les obliger à poursuivre la progression jusqu’à ce qu’ils en viennent à envisager le repli, puis leur offrir l’occasion – apparente ! – de nous porter un coup fatal. Mais ce n’est pas pour nous qu’il sera fatal ; c’est pour eux. (Zakalwe les dévisagea tour à tour.) Ça va marcher, vous verrez. Vous devrez peut-être abandonner temporairement la citadelle, mais lorsque vous reviendrez ce sera en triomphe, je vous le garantis !

Ils n’eurent pas l’air très convaincus, mais – peut-être parce qu’ils étaient tout simplement trop assommés pour combattre – ils le laissèrent agir à sa guise.

Cela prit quelques jours ; l’Armée impériale remontait tant bien que mal le long des vallées tandis que les forces de l’Hégémonarchie résistaient et reculaient tour à tour. Mais Zakalwe guettait les signes révélant que les soldats de l’Empire étaient gagnés par la fatigue et que leurs camions et leurs chars, privés de carburant, n’avançaient plus comme ils l’auraient voulu ; pour finir, il décréta que, s’il s’était trouvé dans le camp adverse, il aurait commencé à envisager de stopper l’avancée. Cette nuit-là, dans le défilé qui menait à la ville par l’autre flanc, la majeure partie des troupes de l’Hégémonarchie abandonnèrent leurs positions. Au matin les combats reprirent, et les hommes de l’Hégémonarchie battirent subitement en retraite, juste à temps pour ne pas se retrouver écrasés. Un général du Haut Commandement impérial, abasourdi, excité, mais tout de même encore épuisé et inquiet, observa à la jumelle un lointain convoi qui cheminait au fond de la vallée en direction de la ville, sous les bombardements occasionnels de l’aviation impériale. Les hommes envoyés en reconnaissance laissaient entendre que les prêtres infidèles se préparaient à abandonner leur citadelle. Les espions rapportaient que leur astronef se tenait prêt pour certaine mission spéciale.

Le général en question envoya un message radio au Haut Commandement de la Cour. Ordre d’avancer sur la ville fut donné le lendemain.

Zakalwe regarda les prêtres quitter la gare de chemin de fer située sous la citadelle ; ils avaient l’air morts d’inquiétude. Au dernier moment, il avait encore dû les dissuader de lancer l’assaut par décapitation. Laissez-moi essayer d’abord ça, leur avait-il demandé.

Ils ne pouvaient pas se comprendre.

Les prêtres voyaient le territoire qu’ils avaient perdu, le peu de terres qu’il leur restait, et se disaient que tout était fini pour eux. Lui, il voyait ses divisions relativement peu touchées, ses unités encore fraîches, ses escouades d’élite toutes positionnées exactement au bon endroit, et leurs couteaux tirés perçant la peau d’un adversaire au corps trop étiré, trop épuisé, en attendant le moment de se retourner dans la plaie… Et il se disait que c’était la fin de l’Empire.

Le train s’ébranla et, incapable de résister, il leur fit joyeusement de grands signes d’adieu. Les grands prêtres seraient bien mieux dans un de leurs grands monastères bâtis dans une chaîne de montagnes un peu plus éloignée. Zakalwe remonta en courant jusqu’à la salle des cartes pour voir comment les choses évoluaient.

Il attendit que deux divisions aient franchi le défilé, puis ordonna aux unités qui l’avaient tenu jusque-là – et qui s’étaient pour la plupart repliées dans les forêts voisines au lieu de redescendre le long du versant – de le reprendre. La cité et la citadelle essuyèrent des attaques aériennes, mais de faible puissance ; les avions de combat de l’Hégémonarchie abattirent la plupart des bombardiers ennemis. La contre-attaque put enfin commencer. Zakalwe envoya d’abord les troupes d’élite, puis les autres. L’aviation continua à concentrer ses forces sur les voies de ravitaillement pendant les deux premiers jours, puis monta au front. L’Armée impériale vacilla, ses premières lignes se défirent ; elle parut hésiter, comme la frange d’écume d’une vague pas tout à fait assez forte pour passer par-dessus l’écueil que formait devant elle la chaîne des montagnes, excepté en un endroit (mais ce filet d’eau-là s’asséchait rapidement tout en se forçant tout de même un passage vers la ville, sortant du défilé afin de combattre à travers forêts et champs pour l’objet chatoyant de leurs convoitises, cette ville dont ils espéraient la victoire…), et pour finir, le front recula. Les hommes étaient trop exténués, l’approvisionnement en munitions et en carburant trop irrégulier.

Les défilés retombèrent aux mains de l’Hégémonarchie et, lentement, ses hommes redescendirent de l’autre côté ; les soldats de l’Empire avaient ainsi l’impression de toujours tirer vers le haut, et se disaient que, si la percée avait été pénible, la retraite, elle, n’était que trop facile.

Vallée après vallée, cette retraite se transforma en déroute. Zakalwe insista pour ne pas suspendre la contre-attaque pour autant ; les prêtres lui firent savoir par câble que des troupes supplémentaires devaient être déployées afin de stopper l’avancée des deux divisions impériales sur la capitale. Il n’en tint aucun compte. Elles avaient été tellement décimées qu’on aurait eu peine à en recomposer une entière avec les soldats qui restaient, et leurs pertes étaient continuelles. Il se pouvait en effet qu’elles arrivent jusqu’en ville, mais après cela elles n’auraient plus d’endroit où aller. Il ne lui serait pas désagréable, songea-t-il, de recevoir en personne leur reddition.

La pluie se mit à tomber sur l’autre versant de la montagne ; les forces impériales en déroute durent se frayer un chemin à travers les forêts détrempées, et leur aviation restait le plus souvent clouée au sol par le mauvais temps tandis que les avions de l’Hégémonarchie les pilonnaient en toute impunité.

Les habitants des alentours vinrent se réfugier en ville ; le tonnerre des duels d’artillerie retentissait tout autour. Les rescapés des deux divisions qui avaient réussi à franchir les montagnes continuaient d’avancer désespérément vers leur but, sans cesser de se battre. Très loin, dans les plaines au-delà de la chaîne, le reste de l’Armée impériale battait en retraite le plus rapidement possible. Dans l’impossibilité de se replier à travers le bourbier qui barrait leurs arrières, les divisions prises au piège dans la Province de Shénastri se rendirent en masse.