Il leva la main pour lui intimer le silence et l’entendit à nouveau soupirer. Il détacha son regard de la petite table et releva la tête vers elle.
— Je ne peux pas partir tout de suite. J’ai deux ou trois petites choses à faire auparavant. J’aimerais mieux que tu t’en ailles, maintenant ; reviens me chercher demain à l’aube. (Il secoua la tête.) Je ne peux pas les laisser tomber avant.
Sma ouvrit la bouche pour répondre, puis se ravisa et regarda le drone.
— Très bien ; nous serons là demain matin. Mais, Zakalwe, je…
— Ne t’en fais pas, Diziet, coupa-t-il tranquillement. (Puis il se remit lentement sur pied et la regarda droit dans les yeux ; elle dut détourner les siens.) Tout se passera comme tu l’as prédit. Au revoir, conclut-il sans lui tendre la main.
Sma se dirigea vers la porte, le drone sur ses talons.
Elle jeta un regard en arrière. Zakalwe lui répondit par un hochement de tête. Elle hésita, parut renoncer à dire ce qu’elle voulait dire, puis sortit.
Le drone s’immobilisa sur le seuil.
— Zakalwe, je voulais simplement ajouter que…
— Dehors ! hurla-t-il.
En un seul mouvement, il virevolta sur lui-même, s’inclina sur le côté, saisit la table basse par le milieu et la projeta de toutes ses forces sur la machine qui flottait dans les airs. Le meuble rebondit sur un champ invisible et s’écrasa bruyamment au sol ; le drone disparut par la porte, qui se referma derrière lui.
Zakalwe la contempla fixement, pendant un bon moment.
II
Il était plus jeune, à l’époque. Ses souvenirs étaient encore bien présents à son esprit. Il en parlait parfois avec les congelés plongés dans leur sommeil apparent, lors de ses promenades sans but dans le vaisseau sombre et froid et, dans le silence environnant, il se demandait s’il était vraiment devenu fou.
L’expérience de la congélation, puis celle du réveil forcé n’avaient en rien terni ses souvenirs ; ils demeuraient vifs et précis. Il avait un peu espéré que les autres auraient fait preuve d’un optimisme exagéré en préconisant la congélation, que le cerveau perdait effectivement une certaine quantité d’informations au cours du processus ; au fond de lui, il désirait cette perte. Mais il avait été déçu. On était moins traumatisé par le réchauffement et la remise en route qu’en se réveillant après un bon coup sur le crâne – et il en avait reçu un certain nombre dans sa vie ; par ailleurs on avait les idées plus claires. Le retour à la vie se faisait plus doucement, prenait plus de temps, et n’était pas si désagréable, en fin de compte ; on avait un peu l’impression de s’éveiller après une bonne nuit de sommeil.
Une fois qu’on l’eut soumis à toutes sortes d’examens médicaux au terme desquels on déclara son état satisfaisant, on le laissa seul environ deux heures. Il s’assit sur le lit, emmitouflé dans une grande serviette bien épaisse et – tel celui qui tâte du bout de la langue ou du bout du doigt sa dent malade, incapable de ne pas s’assurer de temps à autre qu’elle lui fait réellement mal – il rassembla ses souvenirs et dressa la liste des adversaires, anciens ou récents, qu’il croyait avoir perdus quelque part dans les ténèbres glacées de l’espace.
La totalité de son passé lui revint, y compris ce qui avait mal tourné, et cela sans la moindre défaillance.
Le vaisseau s’appelait Amis absents ; son voyage durerait plus d’un siècle. Il poursuivait en quelque sorte une mission humanitaire :
Ses propriétaires – non humains – l’avaient affrété dans le but d’atténuer les effets à retardement d’une guerre abominable. Lui, il n’avait pas vraiment mérité sa place à bord ; pour couvrir sa fuite, il avait dû utiliser de faux papiers, un faux nom. Il avait demandé à ce qu’on le réveille à mi-parcours afin qu’il rejoigne l’équipage humain ; pour lui, il était en effet trop dommage de voyager dans l’espace sans même s’en rendre compte, de ne pas en profiter, de ne jamais plonger son regard dans ce fameux vide absolu. Ceux qui préféraient ne pas s’enrôler aux côtés de l’équipage étaient endormis à terre, puis emportés inconscients dans l’espace, congelés à bord et réveillés sur une autre planète.
Lui, il trouvait que cela manquait de dignité. Se faire traiter de la sorte, c’était être ravalé au stade de simple marchandise.
Les deux autres personnes qui se trouvaient de garde lorsqu’on le réveilla étaient Ky et Érens. Ce dernier aurait normalement dû rejoindre les rangs des congelés cinq ans plus tôt, après quelques mois de service à bord, mais il avait finalement décidé de rester éveillé jusqu’au bout. Ky était revenu à la vie trois ans auparavant, et aurait dû lui aussi replonger dans le sommeil pour céder son tour au suivant, au bout de quelques mois ; mais entre-temps, Érens et Ky s’étaient mis à se quereller, et ni l’un ni l’autre ne voulait retourner en stase frigorifique. La dispute était au point mort depuis deux ans et demi ; pendant ce temps, le majestueux vaisseau progressait lentement, froid et silencieux, devant les étoiles, ces minuscules points lumineux. Pour finir, ils l’avaient réveillé parce que c’était lui le suivant sur la liste, et qu’ils voulaient avoir quelqu’un à qui parler. Cependant, il restait le plus souvent assis dans le carré à les écouter se disputer.
— Je te signale qu’il nous reste encore cinquante ans de voyage, dit Ky à Érens.
L’interpellé agita sa bouteille.
— J’attendrai. Ce n’est pas l’éternité.
Ky donna un coup de menton en direction de la bouteille.
— Tu vas te tuer, avec ce truc ; et avec toutes les autres saloperies que tu prends. Tu n’arriveras jamais au bout. Plus jamais tu ne reverras la lumière du soleil, plus jamais tu ne goûteras la pluie. Tu ne tiendras pas le coup un an, et encore moins cinquante ; tu devrais retourner dormir.
— Ce n’est pas vraiment dormir.
— Appelle ça comme tu voudras, mais tu devrais y retourner quand même et te laisser recongeler.
— Et il ne s’agit pas vraiment de congélation non plus, rétorqua Érens, l’air à la fois irrité et perplexe.
Celui qu’ils avaient réveillé se demanda combien de centaines de fois ces deux-là avaient déjà eu la même dispute.
— Tu devrais retourner dans ton petit box bien froid comme tu étais censé le faire il y a cinq ans, et les laisser soigner tes diverses intoxications au moment du réveil, reprit Ky.
— Je suis déjà soigné par le vaisseau, énonça laborieusement Érens avec une espèce de dignité d’ivrogne. Je suis en état de grâce avec mes coups de cœur ; une grâce accompagnée d’une sublime tension.