Cela dit, Érens déboucha à nouveau sa bouteille et la vida.
— Tu vas te tuer.
— Ça me regarde.
— Tu pourrais nous tuer tous ; tous les passagers du vaisseau, dormeurs y compris.
— Le vaisseau s’occupe très bien de lui-même, soupira Érens en faisant des yeux le tour du Salon de l’Équipage.
C’était le seul endroit sale du navire. Partout ailleurs officiaient les robots de bord, mais Érens avait trouvé le moyen d’effacer le Salon de la mémoire de l’appareil, de sorte qu’il puisse rester convenablement désordonné.
— Ha ! persifla Ky. Et si tu l’avais endommagé avec tes tripotages ?
— Je n’ai rien « tripoté », répondit Érens avec un petit sourire ironique, mais simplement modifié quelques-uns des programmes d’entretien les plus élémentaires ; depuis, il ne nous parle plus et nous laisse vivre dans un endroit qui a l’air habité ; c’est à peu près tout ce que j’ai fait. Rien qui puisse conduire le vaisseau à foncer en plein dans une étoile, ou à se prendre pour un humain et à se demander ce que font là, à son bord, ces misérables parasites intestinaux que nous sommes. Mais tu ne comprendrais pas, de toute façon. Tu n’as pas de formation technique. Livu, lui, comprendrait peut-être, hein ? (Érens s’étira de tout son long et s’enfonça dans son siège douteux ; ses bottes raclèrent la surface crasseuse de la table.) N’est-ce pas que tu comprends, Darac ?
— Je ne sais pas, avoua-t-il (il s’était accoutumé à répondre aux noms de Darac, ou de monsieur Livu, voire de Livu seulement). Dans la mesure où tu sais ce que tu fais, je suppose que ça ne prête pas à conséquence. (Érens eut l’air flatté.) D’un autre côté, un grand nombre de désastres ont été provoqués par des gens qui croyaient savoir ce qu’ils faisaient.
— Amen ! lança Ky d’un air triomphant en se penchant brutalement vers Érens. Tu vois ?
— Ainsi que l’a bien précisé notre ami, fit remarquer Érens en attrapant une autre bouteille, il ne sait pas.
— Tu devrais retourner avec les dormeurs, dit Ky.
— Puisque je te dis qu’ils ne dorment pas vraiment.
— Tu n’es pas censé être éveillé à l’heure qu’il est ; à ce stade du voyage, nous ne devrions être que deux debout.
— Eh bien, vas-y, toi !
— Ce n’est pas mon tour. Tu t’es réveillé le premier. Il les laissa argumenter.
De temps en temps, il enfilait une combinaison spatiale et pénétrait dans le sas qui donnait dans les zones d’entrepôt, où régnait le vide. Ces zones occupaient la majeure partie du vaisseau : plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de son volume. Il y avait une toute petite section moteurs à une extrémité de l’appareil, une unité d’habitation encore plus réduite à l’autre bout et, entre les deux, l’énorme coque renflée du vaisseau, où étaient entassés les non-morts.
Il arpentait les couloirs sombres et froids en regardant de part et d’autre les unités-dormeurs, qui ressemblaient aux tiroirs d’une armoire-classeur ; chaque tiroir était l’extrémité – côté tête – d’un objet tout à fait comparable à un cercueil. Chacun était pourvu d’une petite lumière rouge qui luisait faiblement, de sorte que, s’il se tenait dans une de ces coursives doucement incurvées après avoir éteint les lumières de sa propre combinaison, ces étincelles infimes et immuables formaient une espèce de treillage rubis dont la voûte surplombait les ténèbres, tel un couloir sans fin formé de soleils rouges et géants, disposés là par un dieu méticuleux jusqu’à l’obsession.
Continuant de monter peu à peu, toujours en spirale, tournant le dos à l’unité d’habitation – qu’il avait toujours considérée comme se trouvant à l’avant du vaisseau –, il arpentait le grand corps obscur et silencieux du vaisseau, en empruntant la plupart du temps la coursive la plus proche de la coque, pour bien prendre la mesure de son immensité. À mesure qu’il s’élevait, l’emprise de la gravité artificielle se réduisait. Au bout d’un moment, sa progression se résumait à une série de petits bonds glissés à la faveur desquels on avait plus de chances de heurter le plafond que d’avancer. Les cercueils-tiroirs étaient munis de poignées dont il se servait quand les mouvements de la marche devenaient par trop inefficaces : il se propulsait alors vers la partie médiane du vaisseau où, par endroits – lorsqu’il s’en approchait –, un mur de cercueils-tiroirs devenait plancher, tandis qu’en face l’autre devenait plafond. Debout sous un couloir perpendiculaire aux autres, il bondissait, s’élevait en flottant vers ce qui était à présent le plafond et où le couloir en question formait une cheminée. Il attrapait une poignée de cercueil-tiroir, puis une autre, et s’en servait ainsi d’échelons pour se hisser jusqu’au centre du vaisseau.
Au beau milieu de l’Amis absents courait une cage d’ascenseur allant de l’unité moteurs à l’unité habitation. Arrivé au centre exact du vaisseau, il appelait la cabine, lorsqu’elle ne l’attendait pas déjà là depuis sa dernière visite.
Il entrait alors en flottant dans le cylindre ramassé, éclairé en jaune. Il prenait un stylo, ou une petite lampe électrique, plaçait l’objet au centre de la cabine et restait là à flotter sur place en l’observant pour s’assurer qu’il l’avait bien positionné au centre exact de la masse du vaisseau emporté par sa lente révolution. Dans ce cas, le stylo ou la lampe devaient rester où il les avait lâchés. Il finit par exceller à ce petit jeu ; il pouvait passer des heures assis en cet endroit, laissant les lumières de la combinaison et de l’ascenseur allumées (s’il lâchait un stylo) ou éteintes (si c’était une torche), à regarder et attendre que sa dextérité surpasse sa patience, à attendre – aurait-il pu s’avouer, en d’autres termes – qu’un aspect de son obsession prenne le pas sur l’autre.
Si le stylo ou la lampe bougeaient et finissaient par entrer en contact avec les parois, le plancher ou le plafond de la cabine d’ascenseur, ou bien s’ils passaient par la porte ouverte, alors il devait pour rentrer se laisser flotter (vers le bas) et retourner en se propulsant avec les bras, puis en marchant normalement, par où il était venu. Si l’objet demeurait immobile au centre de la cabine, il avait le droit de prendre l’ascenseur pour regagner l’unité d’habitation.
— Alors, Darac, dit Érens en allumant sa pipe. Qu’est-ce qui t’a poussé à t’embarquer pour ce voyage sans retour, hein ?
— Je ne veux pas en parler.
Il alluma la ventilation pour dissiper la fumée de drogue que répandait Érens. Ils se trouvaient dans le carrousel panoramique, unique endroit du vaisseau où l’on pût avoir une vue directe sur les étoiles. Il y montait de temps en temps, ouvrait les volets, et regardait les étoiles tournoyer lentement au-dessus de sa tête. Il lui arrivait aussi d’y lire de la poésie.
Érens continuait à venir seul passer un moment dans le carrousel, mais Ky y avait renoncé ; Érens pensait qu’il attrapait le mal du pays au spectacle du néant silencieux qui s’étendait au-dehors, et de ces taches solitaires que formaient les autres soleils.
— Pourquoi ? interrogea Érens.
Il secoua la tête et se rassit sur le sofa en plongeant son regard dans les ténèbres extérieures.
— Ce ne sont pas tes affaires.
— Je te dirai pourquoi je suis là si tu me dis pourquoi tu t’es embarqué, sourit Érens en teintant ses propos de conspiration enfantine.
— Fiche-moi la paix, Érens.
— Mon histoire est très intéressante ; tu serais fasciné.
— Je n’en doute pas, soupira-t-il.
— Mais toi d’abord, sinon je ne dirai rien. Et tu ne sais pas ce que tu rates, je t’assure.