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— Eh bien, il me faudra désormais vivre avec cette lacune, voilà tout.

Il baissa les lumières du carrousel jusqu’à ce que l’objet le mieux éclairé soit le visage d’Érens, où rougeoyait le reflet des braises chaque fois qu’il tirait sur sa pipe. Érens lui offrit de la drogue, qu’il déclina en secouant la tête.

— Toi, il faut que tu te détendes un peu, l’ami, lui dit son compagnon de voyage en s’affalant dans l’autre siège. Que tu t’envoies un peu en l’air ; que tu partages tes problèmes.

— Quels problèmes ?

Il vit son compagnon secouer la tête dans la pénombre.

— Il n’y a pas un individu à bord qui n’ait des problèmes. Personne qui ne fuie devant ceci ou cela.

— Ah bon ! C’est au psychiatre de bord que je parle, maintenant ?

— Écoute, arrête un peu ; personne n’en reviendra jamais, d’accord ? Pas un d’entre nous ne rentrera chez lui un jour. De toute façon, la moitié des gens que nous avons connus sont déjà morts à l’heure qu’il est, et les autres le seront d’ici que nous soyons parvenus au terme de notre voyage. Alors, s’il nous est interdit de revoir ceux que nous connaissions, et même l’endroit d’où nous venons, il faut avoir fait quelque chose de sacrément important, quelque chose qui sente sacrément mauvais, quelque chose de sacrément immoral pour partir comme ça. Nous fuyons tous forcément quelque chose, que le forfait ait été commis par nous ou que nous en ayons été la victime.

— Il y a peut-être des gens qui aiment voyager, tout simplement.

— Ne dis pas de bêtises ; personne n’aime voyager à ce point-là.

— Qu’importe, répondit-il en haussant les épaules.

— Oh, Darac, écoute… Mais défends tes positions, bon sang !

— Je ne crois pas à la discussion, répliqua-t-il en contemplant les ténèbres (où il vit se dresser un vaisseau, un vaisseau capital encerclé par ses couches et niveaux successifs d’armements et de blindages, un vaisseau qui se profilait, sombre, sur fond de crépuscule, mais qui n’était pas mort).

— Ah bon ? fit Érens, sincèrement surpris. Merde, moi qui me croyais cynique !

— Ce n’est pas du cynisme de ma part, répliqua-t-il d’un ton neutre. Je pense simplement que si l’on accorde une importance démesurée à la discussion, c’est tout simplement parce qu’on aime s’entendre parler.

— Eh bien, je te remercie.

— Je suppose que c’est rassurant. (Il regarda les étoiles tournoyer tels des obus ridiculement lents, vus de nuit : un mouvement ascendant qui atteignait son apogée, puis retombait… Et cela lui rappela que les étoiles aussi exploseraient peut-être un jour.) La plupart des gens ne sont nullement disposés à changer d’avis, reprit-il. Et à mon sens ils savent, au tréfonds d’eux-mêmes, que les autres sont exactement comme eux ; et si les gens se mettent en colère quand ils discutent, c’est peut-être parce qu’ils s’en rendent compte tout en débitant leurs prétextes.

— Leurs prétextes, hein ? Ma foi, si ça ce n’est pas du cynisme, alors je me demande bien ce que c’est, fit Érens avec un reniflement de mépris.

— Parfaitement, leurs prétextes, répondit-il avec dans la voix une nuance qu’Érens crut pouvoir identifier comme étant de l’amertume. J’ai bien l’impression que les choses auxquelles les gens croient sont tout simplement celles qu’ils pressentent être justes ; les prétextes, les justifications, les arguments sujets à discussion… tout cela vient plus tard. C’est la partie la moins importante de notre conviction. C’est pour cela qu’on peut réduire à néant ces prétextes, avoir le dernier mot, prouver que l’autre a tort, et continuer à leur accorder la même valeur. (Il regarda Érens.) On s’est trompé de cible.

— Et que faut-il faire à votre avis, professeur, pour ne pas se laisser aller à… discuter futilement ?

— Accepter le désaccord. Ou bien se battre.

— Se battre ?

— Que reste-t-il d’autre ? répondit-il avec un haussement d’épaules.

— La négociation ?

— La négociation est un moyen de parvenir à une conclusion ; ce dont je suis en train de parler, c’est de la forme que prend cette conclusion.

— C’est-à-dire, en gros, accepter le désaccord ou se battre ?

— Si les choses en arrivent là, oui.

Érens resta quelques instants silencieux. Il tira sur sa pipe jusqu’à ce que son rougeoiement s’atténue, puis reprit :

— Tu as été militaire, non ?

L’autre regarda les étoiles sans répondre. Au bout d’un long moment, il tourna la tête vers son compagnon.

— Tu ne crois pas que la guerre nous a tous donné une formation militaire ?

— Hmm, répondit Érens.

Tous deux se mirent à étudier le lent déplacement des champs d’étoiles.

À deux reprises, dans les profondeurs du vaisseau endormi, il faillit tuer quelqu’un. Dans un des cas ce fut quelqu’un d’autre que lui.

Il fit halte dans l’interminable spirale du couloir extérieur, à peu près à la moitié de la circonférence du vaisseau, là où on se sentait très léger et où le visage rougissait légèrement : la pression sanguine restait normale et n’était plus tout à fait équilibrée par l’attraction réduite qui régnait à cet endroit-là. Il n’avait nullement eu l’intention de jeter un coup d’œil aux individus entreposés là – à la vérité, il n’avait jamais pensé aux dormeurs que de manière très abstraite. Et voilà que, brusquement, il avait envie de voir ce qui se cachait derrière ces petites lumières rouges, d’en savoir un peu plus sur ces gens. Il vint se poster devant l’un des cercueils-tiroirs.

On lui avait enseigné leur fonctionnement lorsqu’il s’était porté volontaire pour prendre place parmi l’équipage, puis on lui avait montré une nouvelle fois la procédure – assez inutilement d’ailleurs – peu de temps après son réveil. Il alluma les lumières de sa combinaison, déboîta le panneau de contrôle du tiroir et, précautionneusement – du bout d’un doigt rendu volumineux par le gant – tapa le code dont Érens lui avait dit qu’il désactivait le système de surveillance piloté par le vaisseau. Un petit voyant bleu s’alluma. L’autre lumière, la rouge, restait allumée en permanence ; si elle se mettait à clignoter, le vaisseau en déduisait que quelque chose clochait.

Il déverrouilla le tiroir et tira ; l’ensemble glissa vers lui.

Il lut le nom de la femme étendue là, imprimé sur une bande de plastique collée sur le bloc crânien. Ce n’est pas quelqu’un que je connais, de toute façon, songea-t-il. Sur ce, il ouvrit l’enveloppe intérieure.

Il contempla le visage paisible de la femme ; il était d’une pâleur mortelle. Les lumières de sa combinaison se reflétaient sur l’enveloppe de plastique transparent et froissé qui l’entourait, comme si on venait de l’acheter dans un magasin. Des tuyaux qui lui sortaient de la bouche et du nez avant de disparaître sous le corps. Il y avait un petit écran au-dessus de sa tête et de ses cheveux noués, sur le bloc crânien ; il y jeta un coup d’œil ; elle semblait en bon état, pour quelqu’un qui frôlait la mort d’aussi près. Ses mains étaient jointes au niveau de sa poitrine, sur le non-tissé dont était faite sa tunique. Il observa ses ongles, comme le lui avait appris Érens. Ils avaient beaucoup poussé, mais il en avait déjà vu de plus longs.

Il reporta son attention sur le panneau de contrôle et tapa un nouveau code. Des voyants s’allumèrent de part et d’autre de l’affichage de contrôle ; de fait, tout se mit à clignoter sauf la petite lumière rouge. Il ouvrit un petit volet rouge et vert serti dans la partie supérieure du bloc crânien, et en sortit une petite boule apparemment formée de fils très fins, de couleur verte, et qui contenait un cube bleu de glace. Sur le côté, un compartiment donnait accès à un interrupteur protégé par un rabat, qu’il repoussa avant d’appliquer son doigt sur l’interrupteur.