Treize
Ainsi disposée, sa robe oubliée par terre évoquait la mue toute récente de quelque reptile exotique. Il s’était préparé à l’enfiler, puis il avait changé d’avis. Il mettrait les vêtements qu’il portait le jour de son arrivée.
Il se trouvait dans la salle de bains, pleine de vapeur et d’odeurs ; la main qui tenait le rasoir s’immobilisait puis s’approchait à nouveau de sa tête, lentement, précautionneusement, comme pour passer au ralenti un peigne dans sa chevelure. Le rasoir raclait la mousse dont était enduite sa peau, et trouvait sur son passage les rares cheveux ras qui demeuraient. Il fit glisser l’instrument au-dessus de chaque oreille, puis s’empara d’une serviette, essuya la peau luisante de son crâne et inspecta le paysage – digne d’un corps de nourrisson – qu’il venait de mettre au jour. Sa longue chevelure sombre gisait déployée sur le sol, tel un plumage éparpillé dans un duel.
Il contempla par la fenêtre les champs de manœuvre de la citadelle, où brasillaient encore quelques feux de camp. Au-dessus des montagnes, le ciel commençait à peine à devenir lumière.
De sa fenêtre, il distinguait certains des étages qui composaient successivement la courbe du mur d’enceinte, ainsi que les tours élancées de la citadelle. Sous ces premières lueurs, qui ne faisaient encore que délimiter ses contours, il trouva à celle-ci – en se retenant de larmoyer, toutefois – un côté poignant, voire une certaine noblesse, maintenant qu’il la savait condamnée.
Il se détourna de ce spectacle et alla mettre ses chaussures. La sensation nouvelle de l’air rencontrant son crâne nu était décidément étrange. Le contact et le mouvement de ses cheveux sur sa nuque lui manquaient déjà. Il s’assit sur son lit, enfila ses chaussures, les boucla, puis contempla le téléphone posé sur son meuble de chevet. Au bout d’un moment, il finit par décrocher.
Il se souvenait (du moins était-ce son impression) d’avoir contacté le spatioport, la veille, après le départ de Sma et de Skaffen-Amtiskaw. À ce moment-là, il s’était senti mal, comme détaché des événements, et incapable de reprendre ses esprits ; aussi n’était-il plus très sûr à présent d’avoir effectivement appelé les techniciens du spatioport ; voilà du moins ce qu’il croyait se rappeler. Il leur avait donné l’ordre de tenir l’antique astronef prêt à appareiller pour l’assaut dit de Décapitation, qui devait avoir lieu à un moment où un autre de la matinée. Mais peut-être n’en avait-il rien fait, après tout. C’était l’un ou l’autre. Peut-être avait-il rêvé.
Il entendit la voix de l’opérateur de la citadelle lui demander à qui il désirait parler. Il demanda le spatioport.
Il s’entretint avec les techniciens. L’ingénieur aéronautique en chef paraissait tendu, excité. L’appareil était fin prêt ; on avait fait le plein de carburant et les coordonnées de vol lui avaient été communiquées ; il serait paré à décoller quelques minutes seulement après qu’il en aurait donné l’ordre.
Il hochait la tête en écoutant l’autre discourir. Puis il entendit l’ingénieur-chef marquer une pause. Pour n’être pas formulée explicitement, la question n’en était pas moins audible.
Il regarda le ciel par la fenêtre. Vu de l’intérieur, il avait toujours l’air aussi sombre.
— Sire ? fit l’ingénieur-chef. Sire Zakalwe ? Quels sont vos ordres, sire ?
Il revit le petit cube bleu, le bouton, entendit à nouveau le murmure de l’air qui fuyait. Alors un frisson s’empara de lui ; il crut que son propre corps réagissait indépendamment de sa volonté, mais il n’en était rien. Le frémissement en question ébranlait la structure même de la citadelle, courait dans les murs de la chambre, à travers le lit où il était assis. Un tintement de verre s’éleva dans la pièce. Grave et inquiétant, le bruit de l’explosion gronda soudain dans l’air, derrière les fenêtres aux vitres épaisses.
— Sire ? fit l’ingénieur. Vous êtes toujours là ?
Ils intercepteraient probablement l’astronef ; la Culture (sans doute le Xénophobe) userait sur lui de ses effecteurs… La Décapitation était, d’entrée de jeu, vouée à l’échec…
— Que devons-nous faire, sire ?
Mais il restait une possibilité…
— Allô ? Allô, sire ?
Une deuxième explosion ébranla la citadelle. Il baissa les yeux sur le combiné qu’il tenait en main.
— Sire, est-ce qu’on peut y aller ? entendit-il, ou se remémora-t-il ; c’était une voix si distante, qui venait d’un passé si lointain…
Et il avait répondu oui, et endossé un terrible fardeau de souvenirs, et tous ces noms sous lesquels, peut-être, il se retrouverait un jour enseveli…
— Restez au sol, fit-il tranquillement. Nous n’aurons plus besoin de lancer l’attaque, à présent.
Il reposa l’écouteur et sortit prestement de la pièce en empruntant l’escalier de derrière, qui s’écartait de l’entrée principale de ses appartements, où il percevait déjà une certaine agitation.
D’autres explosions vinrent secouer la citadelle, délogeant tout autour de lui une pluie de poussière à mesure que le mur d’enceinte cédait. Il se demanda comment les choses devaient se passer au niveau des QG régionaux, comment se déroulerait leur chute, et si l’expédition visant à la capture des grands prêtres réussirait, comme l’espérait Sma, à éviter le bain de sang. Mais en même temps, il se rendait compte qu’il ne s’en souciait déjà plus.
Il quitta la citadelle par une poterne et déboucha dans l’immense étendue carrée du champ de manœuvre. Les petits feux de camp aperçus plus tôt brûlaient toujours devant les tentes des réfugiés. Au loin, de vastes nuages de poussière et de fumée s’élevaient lentement vers un ciel grisé par l’aube, au-dessus du mur d’enceinte. De son poste, il distinguait deux brèches. Les occupants des tentes commençaient à se réveiller et à pointer leur nez. Il entendait crépiter des coups de feu sur les murs de la citadelle, dans son dos et au-dessus de sa tête.
Une arme de plus gros calibre tira par une des brèches, et une formidable explosion ébranla le sol en forant un grand trou dans la falaise que formait devant eux la citadelle ; une avalanche de pierres se déversa en tonnant dans le terrain de manœuvre, ensevelissant une dizaine de tentes. Il se demanda de quel type de munitions le char était équipé ; en tout cas, la veille encore l’ennemi n’en disposait pas.
Il poursuivit sa traversée du village de toile tandis que les gens continuaient d’émerger de leur sommeil en battant des paupières. Des tirs isolés s’élevaient toujours du côté de la citadelle ; l’énorme nuage de poussière s’engouffra dans la grande brèche encombrée de gravats que l’ennemi avait percée dans les murailles vertigineuses, et vint surplomber le terrain de manœuvre. Il y eut un nouveau tir, non loin du mur d’enceinte, suivi d’une autre détonation à faire trembler le sol, qui cette fois-ci abattit tout un pan de la citadelle ; les pierres s’envolèrent des murs, comme soulagées de s’en détacher, et retombèrent en tourbillonnant au milieu de leurs propres volutes de poussière. Libérées, elles s’en retournaient à la terre.
On entendait à présent moins de tirs sur les remparts ; la poussière se dissipait, le ciel s’éclairait progressivement, les gens terrifiés se blottissaient les uns contre les autres devant leurs tentes. Il y eut encore une salve de l’autre côté du mur d’enceinte troué, puis sur le terrain de manœuvre proprement dit, au beau milieu du village de toile.
Il poursuivit son chemin. Personne ne tenta de l’arrêter ; rares étaient ceux qui semblaient même le remarquer. Il vit sur sa droite un soldat tomber du haut des remparts et, tournoyant, s’écraser dans la poussière. Il vit les gens courir en tous sens. Il vit les soldats de l’Armée impériale, dans le lointain, montés sur un tank.