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Au bout d’un moment, il se lassa de la scène ; comme le jeune homme lui tapait à nouveau sur l’épaule, il lui saisit le bras et le tordit, forçant l’autre à s’agenouiller dans le sable. Il le laissa quelques instants dans cette position en continuant de lui tordre le bras, de manière (espérait-il) à ne rien lui casser, mais suffisamment fort pour handicaper le jeune homme une minute ou deux, le temps qu’il reprenne sa carriole et la pousse laborieusement jusque de l’autre côté des dunes.

Ça avait marché.

Deux nuits plus tard – le lendemain de la visite hebdomadaire de l’autre femme, à l’occasion de laquelle il lui avait parlé du redoutable vaisseau de guerre, des deux sœurs et de l’homme qui n’était pas encore pardonné – la jeune fille vint frapper à sa porte. L’oiseau de compagnie aux ailes coupées resta dehors à sautiller et croasser. Elle lui dit en pleurant qu’elle l’aimait, qu’elle s’était disputée avec son père ; il essaya de la repousser, mais elle se glissa par-dessous son bras et se jeta sur son lit en sanglotant.

Il se retourna vers la nuit sans étoiles et plongea son regard dans les yeux de l’oiseau mutilé, silencieux. Puis il marcha vers le lit et en détacha de force la jeune fille, qu’il jeta dehors sans ménagement avant de claquer la porte et de la fermer à double tour.

Les cris de la fille et les piaillements de l’oiseau s’infiltrèrent quelque temps à travers les planches disjointes, comme les coulées de sable. Il se boucha les oreilles et remonta ses couvertures crasseuses sur sa tête.

La nuit suivante, la famille de la fille, accompagnée du shérif et d’une vingtaine de personnes, débarqua de la parcopole.

On venait de la trouver morte sur le sentier de sa hutte. Elle avait été rouée de coups et violée. Il sortit sur le seuil et, observant le groupe à la lueur de ses torches, rencontra le regard du jeune homme qui avait voulu la jeune fille pour lui. Alors il comprit.

Il n’y avait rien qu’il pût faire, car la culpabilité qu’il lisait dans une seule paire de prunelles était éclipsée par la lueur de vengeance qui animait les autres, trop nombreuses ; aussi referma-t-il brusquement la porte avant de foncer tout droit à travers les planches branlantes du fond de sa cabane et de s’élancer dans les dunes et dans la nuit.

Il se battit contre cinq d’entre eux, cette nuit-là, et fut bien près d’en tuer deux. Puis il tomba sur le jeune homme et l’un de ses amis, revenus, sans grand enthousiasme, le chercher aux alentours du sentier.

Il assomma l’ami et prit le jeune homme à la gorge. Puis il s’empara de leurs couteaux et obligea le jeune homme à revenir avec lui à sa cabane en plaquant une des lames contre sa gorge.

Là, il mit le feu à la cabane.

Lorsque la lumière des flammes eut attiré une douzaine d’hommes, il alla se tenir sur la plus haute dune surplombant directement la plage, retenant toujours le garçon d’une main.

Les gens de la parcopole contemplèrent, le visage levé, l’étranger éclairé par les flammes. Alors il laissa choir le jeune homme dans le sable et lui jeta les deux couteaux.

Celui-ci les ramassa et chargea immédiatement.

L’étranger s’écarta, laissa le jeune le manquer, et le désarma aussitôt. Puis il reprit les deux couteaux et les jeta, garde tournée vers le bas, dans le sable aux pieds du garçon. Ce dernier repartit à l’assaut, une lame dans chaque main. Une fois encore – sans qu’on le voie bouger, ou presque – il laissa le jeune homme s’écraser au sol à côté de lui et lui reprit prestement les couteaux. Puis il le fit trébucher et, tandis qu’il gisait à plat ventre sur la dune, encore incapable de se relever, lança les couteaux, qui s’enfoncèrent dans le sable avec un bruit mat, de part et d’autre de sa tête, à un centimètre de ses tempes. Le jeune homme hurla, dégagea les deux lames et les lança vers l’étranger.

Il les entendit siffler à ses oreilles, et ce fut à peine si sa tête bougea. Les gens qui contemplaient la scène, tout en bas, tournèrent la tête pour suivre la trajectoire que les couteaux avaient forcément dû emprunter avant de se perdre dans les dunes, derrière eux. Or, quand leurs yeux revinrent se fixer sur l’étranger, incrédules, les spectateurs virent que celui-ci tenait dans ses mains les deux lames cueillies dans les airs. Alors il les jeta à nouveau vers le jeune homme.

Celui-ci les attrapa, cria, les retourna maladroitement dans ses mains pleines de sang afin de les remettre dans le bon sens et se jeta encore une fois sur l’étranger, qui le fit tomber, lui reprit les couteaux d’un seul geste et maintint longuement un des coudes du garçon au-dessus de son genou, un bras levé, prêt à lui briser les os… Puis il le repoussa, ramassa une nouvelle fois les couteaux et les posa dans les paumes ouvertes du garçon.

Il l’écouta sangloter dans le noir sous le regard des siens.

Il se prépara à s’enfuir à nouveau, non sans jeter un coup d’œil derrière lui.

L’oiseau mutilé sautillait en battant des ailes ; il monta jusqu’au sommet de la dune, ses membres rognés fouettant l’air et le sable. Là, il inclina la tête sur le côté et darda sur l’étranger un regard brûlant.

En bas, les spectateurs semblaient pétrifiés par les flammes dansantes.

L’oiseau s’avança en se dandinant jusqu’à la silhouette affalée et secouée de sanglots du jeune homme, et poussa un cri. Puis il battit à nouveau des ailes, fit entendre un nouveau piaillement aigu et se mit à lui donner des coups de bec dans les yeux.

Le garçon essaya bien de le repousser, mais l’oiseau bondissait en l’air et revenait en piqué s’abattre sur lui dans un envol de plumes ; quand le jeune homme lui brisa une aile et qu’il chut dans le sable, tourné dans la direction opposée, l’oiseau lui expédia en plein visage une giclée de déjections liquides.

Le garçon tomba la tête la première dans le sable, le corps toujours secoué de sanglots.

L’étranger observa les yeux des spectateurs restés en bas tandis que sa cabane s’effondrait sur elle-même et que des tourbillons d’étincelles orange s’enfonçaient dans l’impassibilité du ciel nocturne.

Au bout d’un moment, le shérif et le père de la jeune fille vinrent chercher le jeune homme ; une lune plus tard, la famille de la fille prenait le départ, et, deux lunes plus tard encore, on déposait le cadavre étroitement ficelé du garçon dans un trou fraîchement creusé à même le roc du plus proche affleurement, puis recouvert de pierres.

Les gens de la parcopole refusaient de lui adresser la parole, encore qu’un des commerçants continuât de lui acheter son bois flotté. Les homobiles impétueux et bruyants cessèrent de remonter la piste sablonneuse. Jamais il n’aurait cru qu’ils lui manqueraient. Il planta une petite tente non loin des restes noircis de sa cabane.

La femme cessa de lui rendre visite ; jamais il ne la revit. Il se dit que, de toute façon, il tirait si peu d’argent de son butin qu’il n’aurait pas pu à la fois la payer et se nourrir.

Le pire, comme il ne tarda pas à s’en rendre compte, c’était de n’avoir personne à qui parler.

Cinq lunes après la nuit où il avait mis le feu à sa cabane, il aperçut une petite silhouette assise au loin sur la plage. Il hésita un moment, puis poursuivit sa route.

Arrivé à vingt mètres d’elle, il s’arrêta pour examiner scrupuleusement un morceau de filet de pêche échoué au bord ; il n’avait pas perdu ses flotteurs, et ceux-ci brillaient comme des soleils prisonniers de la terre dans la lumière rasante du matin.