— Il ne posera pas de problèmes, il acceptera de nous accompagner ; nous savons toujours où se trouve cette femme.
— Livuéta-la-Contemptrice ? ironisa le drone. Elle l’a drôlement envoyé promener, la dernière fois. Si je n’avais pas été là, elle lui aurait fait sauter la tête. Je me demande bien pourquoi il chercherait à la revoir.
— Moi aussi, fit Sma en fronçant les sourcils. Il ne veut pas le dire, et Contact n’a pas encore entamé la procédure de renseignement sur l’endroit dont il semble venir. À mon avis, ça a un rapport avec son passé… une chose qu’il aurait faite autrefois, avant même que nous n’entendions parler de lui. Je ne sais pas. Je pense qu’il est amoureux d’elle, ou du moins qu’il l’était et qu’il le croit encore… ou alors qu’il cherche simplement…
— Quoi ? Vas-y, dis-le.
— Le pardon ?
— Sma, avec tout ce qu’il a fait depuis que nous le connaissons, sans même remonter plus loin, il faudrait inventer une déité qui lui soit exclusivement consacrée pour espérer qu’il soit un jour pardonné.
Sma se retourna vers l’écran inerte. Puis elle secoua la tête et déclara doucement :
— Ce n’est pas comme ça que ça marche, Skaffen-Amtiskaw.
Ni comme ça, ni d’aucune autre façon, songea intérieurement le drone, qui ne répondit rien.
Le module émergea dans un dock désert, en plein centre-ville, au beau milieu d’une nuée de débris flottants. Il rendit rugueuse la texture de ses champs extérieurs afin que la pellicule huileuse formant la surface de l’eau y adhère.
Sma quitta le dos du drone pour poser le pied sur le béton du quai. Le module était submergé à quatre-vingt-dix pour cent et ressemblait à un bateau à fond plat qui se serait retourné. Elle rajusta ses culottes – un brin vulgaires, mais qui faisaient malheureusement fureur dans le coin – et inspecta du regard les entrepôts vides à moitié en ruine qui faisaient presque tout le tour du dock silencieux. La ville (et, bizarrement, elle se réjouit de le découvrir) grondait quelque part derrière.
— Tu ne m’avais pas dit qu’il était inutile de chercher dans les villes ? s’enquit innocemment Skaffen-Amtiskaw.
— Ne sois pas grossier, dit-elle en frappant dans ses mains, puis en les frottant l’une contre l’autre. (Elle baissa les yeux sur le drone et sourit.) À propos, il est temps de te mettre à te comporter en valise, mon vieux. Fais-toi pousser une poignée.
— Tu te rends compte, j’espère, que je trouve cela aussi dégradant que tu le penses, fit Skaffen-Amtiskaw sur un ton calme et plein de dignité.
Sur ce, un soligramme-poignée apparut sur un de ses flancs, que la machine fit ensuite basculer vers le haut. Sma saisit la poignée et tira de toutes ses forces.
— Une valise vide, abruti, gronda-t-elle.
— Oh, je te demande pardon, marmotta Skaffen-Amtiskaw en se faisant plus léger.
Sma ouvrit un portefeuille rempli d’argent, « déplacé » quelques heures plus tôt seulement d’une banque du centre-ville par les bons soins du Xénophobe, et paya le chauffeur du taxi. Elle regarda un transport de troupes descendre le boulevard dans un bruit de tonnerre, puis prit place sur un banc intégré à la murette qui entourait une étroite bande d’herbe plantée d’arbres. Sma contempla, au-delà du vaste trottoir et, plus loin, du boulevard, l’imposant édifice de pierre qui se dressait de l’autre côté. Elle plaça le drone à côté d’elle. Les voitures passaient en rugissant ; pressés, les passants se croisaient devant elle.
Au moins, songea-t-elle, ils sont plutôt Standard. Elle n’avait jamais beaucoup aimé subir des modifications afin de ressembler temporairement aux autochtones. Mais ce n’était pas le cas ici ; ces gens connaissaient le voyage intersystème, et avaient relativement l’habitude de fréquenter des êtres d’aspect différent, voire très différent. Comme toujours, bien sûr, elle était beaucoup plus grande que tout le monde, mais ce n’étaient pas quelques regards un peu insistants qui allaient lui faire peur.
— Il est toujours là-dedans ? s’enquit-elle sans quitter des yeux les gardes postés à l’entrée du ministère des Affaires étrangères.
— Oui, il est en train de conclure une espèce de contrat de confiance très bizarre avec les grosses légumes, fit le drone à voix basse. Tu veux écouter ce qui se dit ?
— Hmm… Non.
Ils avaient installé un micro dans la salle de conférences en question ; une mouche sur le mur, littéralement.
— Ouah ! glapit le drone. Ce type est vraiment incroyable !
Sma jeta malgré elle un regard à la machine. Puis elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Ce n’est pas ça ! suffoqua le drone. Le Très faible gravité vient juste de comprendre ce que ce cinglé a fait ici.
L’UCG était encore en orbite et relayait le Xénophobe ; c’étaient les méthodes et le matériel de ce vaisseau, typiques de Contact, qui avaient fourni à Sma et au drone tous les renseignements nécessaires sur ce monde – et qui continuaient de les leur fournir ; c’était aussi son mouchard qui, au même moment, enregistrait la conférence. Le vaisseau sondait simultanément toute une série d’ordinateurs et de banques de données, et cela aux quatre coins de la planète.
— Eh bien ? interrogea Sma en suivant du regard un nouveau transport de troupes qui passait en grondant sur le boulevard.
— Ce type est dément. Fou à lier ! marmonna le drone. (On aurait dit qu’il parlait tout seul.) Oublions Vœrenhutz. Il faut lui faire quitter cette planète, dans l’intérêt de ses habitants !
Sma poussa du coude le drone-valise.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang ?
— Bon, écoute ; Zakalwe est une espèce de magnat ici, d’accord ? Mégapuissant. Des intérêts partout. Investissement de départ : ce qu’il possédait en arrivant après avoir anéanti le missile-couteau, c’est-à-dire ce que nous lui avons donné la dernière fois, plus les bénéfices. Et sur quoi se fonde l’empire financier qu’il a construit ici ? La génotechnologie.
Sma réfléchit un instant.
— Aïe, fit-elle enfin en se laissant aller en arrière sur son banc, les bras croisés.
— Je ne sais pas ce que tu imagines, mais je te garantis que la réalité est encore pire. Écoute, Sma. Il y a sur cette planète cinq autocrates plutôt âgés, tous à la tête d’hégémonies concurrentes. Et ils sont tous en train de retrouver la santé. De rajeunir, à vrai dire. Or, cela n’aurait pas dû arriver avant vingt ou trente ans.
Sma n’émit pas de commentaire. Elle éprouvait une drôle de sensation dans le ventre.
— La corporation de Zakalwe, poursuivit promptement le drone, perçoit des sommes extravagantes de chacune de ces cinq personnes. Elle touchait également des pots-de-vin d’un autre bonhomme, mais celui-là est mort il y a environ cent vingt jours. Assassiné. L’Ethnarque Kérian, qu’il s’appelait. Il contrôlait toute l’autre moitié de ce continent. C’est sa disparition qui a conduit à cette brusque recrudescence d’activité militaire. D’autre part, et à l’exception de l’Ethnarque Kérian, à l’époque où ils sont redevenus fringants, ces autocrates subitement rajeunis se sont également mis à faire preuve d’une bienveillance inaccoutumée.
Sma ferma quelques instants les paupières, puis les rouvrit.
— Et ça marche ? fit-elle, la bouche sèche.
— Tu parles ! Tous vivent sous la menace d’un coup d’État ; généralement de la part de leur propre armée. Pis, la mort de Kérian a allumé une mèche lente. La planète tout entière approche dangereusement de la masse critique ! Et je ne te dis pas ce qui se profile à l’horizon événementiel ; ces détraqués au cerveau ramolli ont l’énergie thermonucléaire. Il est fou ! s’écria soudain le drone d’une voix stridente. (Sma lui fit baisser le ton tout en sachant très bien que le drone les avait entourés d’un champ-son afin qu’elle soit la seule à entendre ses paroles. Le drone poursuivit d’une voix entrecoupée :) Il a dû percer le codage génétique de ses propres cellules ; le rétrotraitement anti-âge permanent que nous lui avons donné ; il est en train de le vendre ! Pour de l’argent et quelques services, tant il essaie d’obtenir que ces dictateurs monomaniaques se comportent correctement. Sma ! Il est en train de tout faire pour mettre sur pied sa propre section de contact ! Et il s’y prend tout de travers ! Tout de travers !