Sma hocha la tête en silence, les yeux rivés au lointain sous-marin qui se glissait entre les eaux de l’océan. Au bout d’un moment, elle se gratta le bas-ventre et se retourna vers le drone.
— Tu es sûr de ne rien avoir enregistré pendant ce… euh, cette espèce d’orgie, l’autre soir, à bord du Xénophobe ?
— Sûr et certain.
Elle se retourna vers l’écran en fronçant les sourcils.
— Ah bon. Dommage.
Le sous-marin resta neuf heures immergé, puis refit surface à proximité d’un atoll ; un canot gonflable rejoignit le rivage. Sma et le drone virent une unique silhouette traverser la plage de sable doré inondée de soleil en direction d’un ensemble de bâtiments peu élevés : un hôtel exclusivement réservé à la classe dirigeante du pays qu’il venait de quitter.
— Que fait Zakalwe ? s’enquit Sma au bout d’une dizaine de minutes.
Le sous-marin avait replongé dès qu’il avait récupéré son canot, puis repris le chemin de son port de départ.
— Il fait ses adieux à une jeune fille, soupira le drone.
— Ah bon ? C’était ça ?
— C’est manifestement la seule raison de sa présence ici.
— Merde alors ! Il n’aurait pas pu prendre l’avion ?
— Mmm… Non. Pas de piste d’atterrissage. Et de toute façon, nous sommes ici dans une zone démilitarisée relativement sensible ; tous les vols non signalés à l’avance sont formellement interdits, et le prochain océavion ne passe que dans deux jours. Le sous-marin était donc le moyen le plus rapide de…
Le drone s’interrompit.
— Skaffen-Amtiskaw ? s’enquit Sma.
— Eh bien, reprit lentement le drone, la catin en question vient de pulvériser un grand nombre de bibelots, ainsi qu’un ou deux meubles de grande valeur, avant de courir s’enfermer dans sa chambre, en larmes… À part ça, Zakalwe vient de s’asseoir au beau milieu du salon, une copieuse rasade d’alcool à la main, et de dire (je cite) : « Bon. Sma, si c’est toi, viens par ici qu’on discute. »
Sma reporta son attention sur l’écran, qui affichait une vue du petit atoll dont l’îlot central s’étendait, compact et verdoyant, sous les verts et les bleus vibrants de l’océan et du ciel.
— Tu sais, déclara-t-elle, je crois que je lui réglerais volontiers son compte.
— Tu n’es pas la seule. On fait surface ?
— OK. Allons rendre une petite visite à ce salaud.
X
De la lumière. Un peu. Pas beaucoup. Air irrespirable et partout la douleur. Il aurait voulu crier, se contorsionner, mais ne pouvait ni trouver son souffle ni remuer quoi que ce soit. Un puits d’ombre dévastatrice se creusa en lui, exterminant toute pensée. Il perdit conscience.
De la lumière. Un peu. Pas beaucoup. Il avait également conscience d’avoir mal, mais en un sens cela ne lui paraissait pas important. La souffrance, il la voyait différemment à présent. Oui, il suffisait de la voir autrement. Il se demanda d’où lui venait cette idée, puis crut se rappeler qu’on la lui avait enseignée.
Tout était métaphore ; toute chose était aussi autre chose qu’elle-même. La douleur, par exemple, était un océan ; un océan sur la surface duquel il allait à la dérive. Son corps était une cité, son esprit une citadelle. Entre les deux, toutes les communications étaient coupées, mais dans le donjon qu’était sa pensée il avait encore de l’énergie. La facette de sa conscience qui lui affirmait que la douleur ne faisait pas mal était comme… comme… Aucune comparaison ne lui venait. Comme un miroir magique, peut-être.
Tandis qu’il réfléchissait à la question, la lumière s’affaiblit et il glissa à nouveau dans les ténèbres.
De la lumière. Un peu (il en était déjà parvenu à ce stade, non ?). Pas beaucoup. Apparemment, il ne se trouvait plus dans le donjon de son propre esprit ; il était dans une barque chahutée par la tempête, une barque qui faisait eau. Des images dansaient devant ses yeux.
La lumière s’aviva progressivement, jusqu’à en devenir presque douloureuse. Il fut brusquement saisi de terreur, car il lui sembla qu’il était embarqué pour de vrai dans un bateau qui prenait l’eau, filant cahin-caha dans un concert de craquements sur un océan noirâtre et bouillonnant, face au vent hurlant de la bourrasque ; mais voilà que la lumière revenait, quelque part au-dessus de sa tête ; pourtant, lorsqu’il s’efforça de distinguer sa main ou la petite embarcation, il ne vit rien du tout. La lumière lui arrivait droit dans les yeux, mais elle n’éclairait rien d’autre. Cette idée l’emplit de terreur ; la barque essuya une vague et il sombra à nouveau dans un océan de douleur, une douleur ardente qui suintait par chacun de ses pores. Quelque part, une main bénie appuya sur un interrupteur, il glissa sous la surface, au sein des ténèbres, du silence et… de l’absence de douleur.
De la lumière. Un peu. Il s’en souvenait. La lumière lui faisait voir une petite embarcation assaillie par les vagues sur un vaste et sombre océan. Plus loin, temporairement hors d’atteinte, se dressait sur un îlot une vaste citadelle. Et puis il y avait le bruit. Du bruit… ça, c’était nouveau. Il s’était déjà retrouvé là une fois, mais sans le son. Il prêta l’oreille, très attentivement, mais ne distingua pas les mots. Pourtant, il avait l’impression que quelqu’un posait des questions.
Quelqu’un posait des questions… Qui… ? Il attendit la réponse, que celle-ci provienne du dehors ou de l’intérieur de lui-même, mais rien ne vint de nulle part ; il se sentit perdu, abandonné, le pire étant qu’il se sentait abandonné de lui-même.
Il décida de se poser quelques questions. Qu’était la citadelle ? Son esprit. La citadelle devait normalement s’accompagner d’une cité, laquelle était son corps ; or, il semblait que la cité ait été prise d’assaut, et que seul demeure le château ; non : le donjon. Qu’étaient le bateau, l’océan ? L’océan était la douleur. Maintenant, il était dans le bateau, mais avant, il était dans l’eau jusqu’au cou et les vagues se brisaient au-dessus de sa tête. Le bateau était… une quelconque technique qu’il avait acquise, et qui le protégeait de la douleur ; sans lui permettre d’oublier sa présence, elle en maintenait à distance les effets débilitants et le laissait réfléchir.
Jusqu’ici tout va bien, songea-t-il. Et maintenant, la lumière. Qu’est-ce que c’est que cette lumière ?
Cette question-là, il lui faudrait y revenir plus tard. Même chose pour : Qu’est-ce que ce bruit ?
Il passa à une autre question : Où est-ce que tout ça se passe ?
Il fouilla ses vêtements détrempés, mais ne trouva rien dans les poches. Il chercha une étiquette à son nom qui, à son avis, devait être cousue à son col, mais apparemment, elle avait été arrachée. Ensuite, il passa au crible le petit bateau, mais celui-ci ne lui fournit aucune réponse. Il essaya donc de s’imaginer dans le lointain donjon, au-delà des vagues immenses, et se représenta en train de pénétrer dans un entrepôt résonnant d’échos, rempli de bric-à-brac, d’absurdités et de souvenirs enfouis au plus profond du château… Mais il n’arrivait pas à discerner les détails. Ses paupières se fermèrent et il se mit à pleurer de rage tandis que le bateau trépidait et tanguait sous lui.