La main lui toucha de nouveau le visage. Cette fois-ci, on voyait quelque chose. Il songea que cela ressemblait à un nuage, ou à la lune transparaissant à travers un nuage : invisible elle-même, mais irradiant sa clarté.
Les deux sont peut-être liés, se dit-il encore. Oui, voilà que ça recommence, et tiens ! Revoilà la sensation, la perception d’un contact ; la main à nouveau sur mon visage. Gorge, avaler, de l’eau ou un liquide quelconque. On est en train de te donner à boire. D’après la façon dont ça descend, on dirait qu’il y a… Oui, surélevé, je suis surélevé, pas sur le dos. Les mains, mes mains, elles sont… impression d’être à découvert, exposé, très vulnérable, nu.
Le fait de penser à son corps ramenait à lui la douleur. Il décida de laisser tomber. D’essayer autre chose.
Essaie l’accident. Tu reviens de l’enterrement, le désert se profile… non, ce sont des montagnes. Ou bien était-ce la jungle ? Il ne se rappelait pas. Où sommes-nous ? Dans la jungle, non… dans le désert, non… alors, où ? Sais pas.
Endormi, songea-t-il subitement. Tu dormais dans l’avion, c’était la nuit, et tu as tout juste eu le temps de te réveiller dans le noir et de voir les flammes, et tu as commencé à comprendre juste avant que la lumière n’explose dans ta tête. Après ça : la souffrance. Mais tu n’as vu aucun paysage venir vers toi, que ce soit doucement ou au contraire progressivement, pour la bonne raison qu’il faisait complètement noir.
Lorsqu’il revint à lui, tout avait changé. Il se sentait vulnérable, à la merci de n’importe quoi. Tandis que ses paupières s’ouvraient et qu’il essayait de se rappeler comment on faisait pour voir, il distingua progressivement des rais de lumière poussiéreux sur fond d’obscurité brunâtre, puis des pots de terre au pied d’un mur, fait de boue ou de terre lui aussi ; il y avait également un âtre de petite taille, au centre de la pièce, des lances dressées contre un mur, et encore des lames. Il contracta les muscles du cou afin de soulever la tête, et discerna quelque chose d’autre : le cadre de bois grossier auquel il était attaché.
Ce cadre avait la forme d’un carré à l’intérieur duquel se croisaient deux diagonales en X. Lui-même était nu, et ses pieds et ses mains étaient ligotés, chacun à un angle du cadre ; celui-ci était appuyé contre un mur selon un angle d’environ quarante-cinq degrés. Une solide ceinture de cuir maintenait fermement sa taille contre le croisement des deux branches du X, et son corps tout entier était souillé de sang et de traces de peinture.
Il laissa retomber sa tête.
— Oh, merde ! s’entendit-il gémir.
Il n’aimait pas du tout ce qu’il venait d’entrevoir.
Mais où était donc la Culture ? Ils auraient dû venir à la rescousse ; c’était leur boulot. Il se salissait les mains à leur place, et eux s’occupaient de lui. C’était le marché qu’ils avaient conclu. Alors où étaient-ils, bon sang ?
La douleur revint, partout à la fois ; c’était comme une amie de longue date, à présent. La contraction des muscles de son cou lui avait fait mal ; il avait aussi mal à la tête (traumatisme crânien ?), le nez fracturé, des côtes brisées ou fêlées, un bras et les deux jambes cassées. Peut-être avait-il également subi des traumatismes internes ; il avait mal aussi dans le ventre. En fait, c’était même là qu’il avait le plus mal. Il se sentait tout boursouflé et rempli de matières en putréfaction.
Merde, se dit-il à nouveau, si ça se trouve je suis en train de crever.
Il bougea la tête et grimaça aussitôt (la douleur s’y déversa comme si, autour de sa peau, une enveloppe protectrice venait de se fendre sous l’effet du mouvement) ; puis il examina les cordes qui l’attachaient au cadre de bois. La traction n’était pas très indiquée en cas de fracture, songea-t-il avec un petit rire très bref (à la première contraction des muscles de l’abdomen, une pulsation douloureuse naquit au niveau de ses côtes, comme si elles étaient chauffées au rouge).
Des sons lui parvinrent : des voix fortes qui s’élevaient au loin, des enfants qui piaillaient, le cri d’un quelconque animal.
Il ferma les yeux, mais les sons ne se firent pas plus distincts. Il les rouvrit. Le mur était en terre, et il se trouvait probablement en dessous du niveau du sol, à en juger par les grosses racines sectionnées qui pointaient un peu partout autour de lui. L’éclairage était fourni par deux puits de lumière verticaux laissant passer deux rayons de soleil légèrement inclinés. Le soleil frappait directement le sol ; on était donc… aux environs de midi, aux environs de l’équateur. Sous terre, songea-t-il à nouveau. L’idée le rendait malade. Il serait pratiquement impossible à localiser. Il se demanda si son avion avait beaucoup dévié de son itinéraire avant de s’écraser, et s’il se trouvait actuellement très loin du site de l’accident. Mais à quoi bon s’inquiéter ?
Que pouvait-il voir d’autre autour de lui ? Des bancs grossièrement taillés. Un coussin en grosse toile, de forme irrégulière. À le voir, on sentait que quelqu’un s’y était assis pour le regarder. Sans doute le propriétaire de la main qu’il avait sentie, s’il ne l’avait pas inventée de toutes pièces. Pas de feu dans le foyer de pierres circulaire, juste au-dessous d’une des ouvertures du plafond. Il y avait bien des lances contre un mur, ainsi que d’autres objets apparemment offensifs abandonnés çà et là. Mais ce n’étaient pas des armes guerrières : plutôt des accessoires rituels ou servant à la torture. À ce moment-là il capta une odeur atroce, sut que c’était celle de la gangrène, et sut qu’elle venait de lui.
Il se sentit à nouveau partir, sans savoir s’il glissait dans le sommeil ou dans l’inconscience proprement dite, mais espérant que l’un ou l’autre l’absorberaient, au choix, car c’était plus qu’il n’en pouvait endurer. Alors entra la jeune fille. Elle tenait à la main une cruche, qu’elle posa par terre avant de relever les yeux sur lui. Il essaya de parler, mais en vain. Peut-être n’avait-il en fait produit aucun son un peu plus tôt, quand il avait cru prononcer le mot « Merde ». Il regarda la jeune fille et s’efforça de sourire.
Elle s’en alla.
Il se sentit quelque peu réconforté. La visite d’un homme aurait été de mauvais augure, mais une fille… cela signifiait que la situation n’était pas désespérée, après tout. Peut-être.
La fille revint avec une cuvette remplie d’eau et entreprit de le laver en frottant pour faire disparaître le sang et la peinture. Cela lui fit un peu mal. Ainsi qu’il était prévisible, rien ne se passa quand elle nettoya ses parties génitales ; pour la forme, il aurait tout de même aimé montrer signe de vie.
Il tenta encore de parler, mais toujours sans succès. La fille le laissa boire un peu d’eau dans un bol et il réussit à proférer un son rauque, mais inarticulé. Elle disparut à nouveau.
La fois suivante, elle revint en compagnie de plusieurs hommes dont l’étrange accoutrement se composait de plumes, de peaux et d’ossements, ainsi que d’une armure formée de plaques de bois corsetées de boyaux séchés. Ils avaient aussi le corps peint, et apportaient des pots et des bâtonnets dont ils se servirent pour le peinturlurer à nouveau.
Une fois leur travail terminé, ils reculèrent d’un pas. Il avait envie de leur dire que le rouge ne lui allait pas, mais rien ne sortit de sa gorge. Il se sentit tomber, là-bas, loin, dans les ténèbres.
Quand il reprit ses sens, il était en mouvement.
On avait soulevé le cadre auquel il était attaché, et on l’avait fait sortir de l’obscurité. Il était maintenant face au ciel. Une clarté aveuglante lui meurtrissait les yeux, il avait les narines et la bouche pleines de poussière, la tête pleine d’exclamations et de cris. Il se sentit trembler comme en proie à la fièvre ; chaque mouvement arrachait un cri de douleur à ses membres fracassés. Il voulut crier, lever la tête pour voir ce qui l’entourait, mais il n’y avait que du bruit et de la poussière. Son ventre lui faisait encore plus mal ; sur l’abdomen, sa peau était tendue à craquer.