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Puis il se retrouva de nouveau en position verticale, avec le village à ses pieds. Un petit village composé de tentes, de quelques huttes d’argile et d’osier, et d’une série de trous creusés dans le sol. Semi-désertique ; une végétation broussailleuse d’espèce indéterminée – aplatie par piétinement dans l’enceinte du village proprement dit – se perdait rapidement, au-delà des limites, dans une brume à l’éclat jaunâtre. Le soleil bas sur l’horizon était à peine visible. Le prisonnier ne sut si c’était l’aube ou bien le crépuscule.

Ce qu’il voyait, en revanche, c’étaient les gens. Ils étaient tous là, devant lui ; lui-même se trouvait sur un monticule, son cadre attaché à deux grands épieux, et les autres se tenaient en bas, à genoux, tête baissée. Il y avait de tout jeunes enfants dont la tête était maintenue en position inclinée par les adultes agenouillés à côté d’eux, des vieillards qui, sans le soutien de leurs voisins, se seraient écroulés, et des représentants de toutes les tranches d’âge intermédiaires.

Devant lui marchaient trois personnes : la jeune fille, encadrée par deux des hommes qu’il avait déjà vus. Ceux-ci s’agenouillèrent vivement, puis se relevèrent et firent un geste bien précis. La fille ne bougea pas ; son regard ne quittait pas un point situé entre les deux yeux du prisonnier. Elle était à présent vêtue d’une longue robe rouge vif ; il ne se rappelait pas comment elle était habillée plus tôt. Un des hommes tenait un grand pot en terre, l’autre un long sabre à large lame incurvée.

— Hé ! énonça-t-il d’une voix rauque.

Et ce fut tout ce qu’il réussit à dire. La douleur devenait insupportable ; la station verticale n’était pas faite pour soulager ses membres brisés.

Il eut l’impression que, sans cesser de psalmodier, les villageois tournoyaient autour de sa tête ; les rayons du soleil tanguaient et viraient, et les trois êtres qui se tenaient devant lui devinrent une multitude vacillante apparaissant et disparaissant alternativement dans la brume et la poussière qui s’étendaient sous ses yeux.

Mais où était donc la Culture ?

Un rugissement terrible s’éleva dans sa tête et le soleil, cette lueur diffuse perçant la brume, s’anima de pulsations. D’un côté scintillait le sabre, de l’autre luisait le pot en terre. La fille, debout juste en face de lui, le saisit par les cheveux.

Le rugissement lui emplissait les oreilles, et il n’aurait su dire s’il était en train de hurler. À sa droite, l’homme leva le sabre.

Tenant toujours ses cheveux, la fille tira d’un coup sec, l’obligeant à détacher sa tête du cadre. Il cria de toutes ses forces, couvrant le vacarme, sentant crisser ses os brisés. Il fixa des yeux la poussière qui maculait le bas de la robe de la fille.

Espèce de salauds ! songea-t-il, sans savoir très bien, à ce moment-là, de qui il voulait parler.

Il réussit à proférer une unique syllabe :

— Él… !

Puis la lame mordit dans son cou.

Le nom mourut sur ses lèvres. Tout venait de prendre fin, et pourtant, tout continuait.

Nulle souffrance. Le rugissement s’était même atténué. Il regardait, en bas, le village et les villageois prosternés. Son champ de vision bascula brusquement ; il sentait toujours la racine de ses cheveux lui tirailler la peau du crâne. On était en train de le faire tourner sur lui-même.

Le sang ruisselait sur la poitrine d’un corps flasque et sans tête.

Cette chose, c’était moi ! songea-t-il. Moi !

On le fit encore une fois tourner sur lui-même ; l’homme au sabre essuyait à l’aide d’un chiffon le sang qui maculait sa lame. L’autre tendait son pot de terre vers le décapité, le couvercle dans l’autre main, en s’efforçant d’éviter son regard fixe. Alors c’est à ça qu’il sert, songea-t-il. Sa stupéfaction l’emplit d’un calme étrange. Puis le rugissement parut regagner de la puissance, avant de décroître tout aussi vite. Son champ de vision se teinta de rouge. Il se demanda combien de temps cela allait durer. Combien de temps le cerveau pouvait-il survivre sans apport d’oxygène ?

Maintenant je suis vraiment deux, se dit-il en se souvenant, les yeux clos.

Alors il pensa à son cœur, qui avait désormais cessé de battre, et ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte. Il voulut pleurer, mais n’y réussit pas, car il avait fini par la perdre, elle, au bout du compte. Un autre nom surgit dans son esprit : Dar…

Le rugissement déchira les cieux. Il sentit la fille relâcher son étreinte. L’effroi qui se lisait sur le visage du jeune homme, celui qui tenait le pot, était presque comique. Dans l’assistance, quelques personnes levèrent les yeux ; le rugissement devint un cri, un brusque déplacement d’air fouetta la poussière et fit chanceler la jeune fille qui le tenait ; une forme noire passa en trombe au-dessus du village.

Un peu tard, s’entendit-il penser avant de sombrer.

Il y eut encore du bruit pendant une seconde ou deux – des cris, peut-être –, puis quelque chose heurta violemment sa tête et il se retrouva en train de rouler sur le sol, la bouche et les yeux pleins de poussière… Mais toutes ces choses ne présentaient désormais plus guère d’intérêt pour lui, et il fut heureux de laisser les ténèbres l’engloutir. Peut-être le ramassa-t-on, plus tard.

Mais c’était comme si tout cela arrivait à quelqu’un d’autre.

Lorsque survint le formidable bruit et que le gigantesque roc noir et sculpté atterrit au centre du village – juste après que l’offrande-du-ciel eut été séparée de son corps, et qu’elle eut donc rejoint les airs –, tous se mirent à courir de-ci, de-là dans la brume qui se dissipait, afin de fuir la lumière et le fracas qui l’accompagnait. Puis on se rassembla en gémissant près du trou d’eau.

Une cinquantaine de battements de cœur à peine, et la forme sombre réapparut au-dessus du village ; elle se profilait indistinctement à travers les écharpes de brume, de plus en plus minces à mesure qu’on montait vers le ciel. Cette fois-ci elle ne rugit pas mais s’éloigna à toute vitesse dans un bruit comparable à une rafale de vent, puis rapetissa jusqu’à disparaître entièrement.

Le chaman envoya son apprenti voir ce qui se passait ; tremblant, le gamin s’enfonça dans la brume. Il revint sain et sauf, et le chaman ramena au village ses ouailles toujours terrifiées.

Le corps de l’offrande-du-ciel pendait toujours, inerte, contre son cadre de bois, au sommet du tertre. Mais la tête, elle, avait disparu.

Après avoir beaucoup psalmodié, écrasé des entrailles, identifié des formes dans la brume et connu trois transes successives, le prêtre et son apprenti décrétèrent qu’il s’agissait d’un bon présage, mais aussi d’un avertissement. On sacrifia un animal-viande appartenant à la famille de la fille qui avait laissé tomber la tête de l’offrande-du-ciel, et on plaça à sa place la tête de la bête dans le pot de terre.

Cinq

— Dizzy ! Alors, comment vas-tu ?

Il lui prit la main et l’aida à se hisser depuis le toit du module, qui venait juste de faire surface, jusque sur la jetée. Puis il la prit dans ses bras.

— C’est bon de te revoir ! ajouta-t-il en riant.

Sma posa les mains sur les hanches de l’homme et les lui tapota doucement ; elle se rendait compte qu’elle n’avait pas très envie de lui rendre son étreinte. Il ne parut pas le remarquer.