Il acquiesça.
— Exactement.
— Tu es fou, Zakalwe.
— Il faut que j’essaie encore.
— Tu n’y arriveras pas.
— Ça, tu n’en sais rien.
— Je le devine.
— Et moi, je l’espère. Écoute, Dizzy, ce sont mes affaires, et si tu veux que je vienne avec toi, il faut que tu l’admettes, d’accord ?
— D’accord. (Il prit un air circonspect.) Vous savez toujours où elle est ?
— Nous le savons, en effet.
— Alors c’est d’accord ?
Elle haussa les épaules et dirigea son regard vers le large.
— Oh, ne t’en fais pas pour ça. Simplement, je suis persuadée que tu fais fausse route. Tu ne devrais pas te présenter à nouveau devant elle. (Elle le regarda droit dans les yeux.) C’est un conseil que je te donne.
Il se remit debout et brossa ses jambes pour en chasser le sable.
— Je m’en souviendrai.
Ils repartirent en direction des bungalows et du lagon calme qui se trouvait au centre de l’île. Elle alla s’asseoir sur un muret tandis qu’il faisait ses adieux pour de bon. Elle tendit l’oreille, s’attendant à entendre des pleurs ou des bruits d’objets brisés, mais en vain.
La brise faisait doucement voleter ses cheveux et, malgré tout, elle se sentait bien ; elle avait chaud. Autour d’elle, tout était imprégné de la senteur des grands arbres, dont les ombres mouvantes semblaient suivre les caprices de la brise de telle manière que l’air, les arbres, la lumière et la terre se balançaient, ondulaient comme les eaux à l’éclat sombre du lac central de l’île. Elle ferma les yeux et compara les sons qui lui parvenaient à des animaux fidèles venant lui fourrer leur museau dans l’oreille ; dans le bruissement des cimes, elle entendait danser deux amants fatigués. Il y avait aussi le bruit de l’océan tourbillonnant sur les rochers et caressant doucement les sables dorés, et des bruits qu’elle ne savait pas identifier.
Peut-être serait-elle bientôt de retour dans sa maison sous le barrage gris-blanc.
Quel salaud tu fais, Zakalwe, songea-t-elle. J’aurais pu rester chez moi ; ils auraient pu envoyer ma doublure… Nom de nom, il aurait sans doute suffi qu’on t’envoie le drone !
L’homme réapparut, l’air vif, frais et dispos, une veste sur le bras. Une autre domestique portait quelques sacs de voyage.
— On peut y aller, je suis prêt, annonça-t-il.
Ils se dirigèrent vers la jetée, suivis par le drone qui restait dans les hauteurs.
— Au fait, dit Sma, pourquoi dix pour cent d’argent en plus ?
Ils grimpèrent sur la jetée. Zakalwe haussa les épaules.
— L’inflation, fit-il.
Sma fronça les sourcils.
— L’inflation ? Qu’est-ce que c’est ?
2. UNE SORTIE
IX
Quand on dort à côté d’une tête pleine d’images, il se produit un phénomène d’osmose, une sorte de partage dans la nuit. C’était ce qu’il pensait. Il pensait beaucoup, ces derniers temps ; plus que jamais, peut-être. Ou alors, il avait simplement davantage conscience du processus, de l’identité de la pensée et du passage du temps. Il avait parfois l’impression que chaque instant passé avec elle était comme une précieuse capsule de sensation à envelopper avec amour, puis à placer en un lieu inviolable, à l’abri de tout danger.
Mais cela, il ne s’en rendit pleinement compte que plus tard. À l’époque, il lui semblait que la seule et unique chose dont il eût conscience, c’était elle.
Souvent il restait allongé, immobile, à contempler son visage endormi dans la lumière nouvelle qui tombait par les parois ouvertes de cette étrange demeure, à regarder bouche bée sa peau et ses cheveux, transporté par l’impression d’impassibilité alerte qui se dégageait d’elle, muet de stupeur devant le simple fait matériel qu’elle puisse être au monde, comme si elle était une quelconque chose étoile qui, pleine d’insouciance, continue de dormir sans se rendre compte de son incandescente puissance ; la simplicité, la facilité avec laquelle elle dormait l’ébahissaient ; comment croire que tant de beauté puisse survivre sans un effort conscient d’une intensité surhumaine ?
Ces matins-là, il restait couché à la regarder et à écouter les sons qu’émettait la maison sous la caresse de la brise. Il aimait cette maison ; elle lui semblait… adéquate. Pourtant, en temps normal il l’aurait détestée.
Ici et maintenant, néanmoins, il pouvait l’apprécier à sa juste valeur et la considérer comme un symbole ; ouverte et fermée, forte et faible, dedans et dehors. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, il s’était dit que la première bourrasque l’emporterait ; mais apparemment, ces maisons-là ne s’écroulaient pas très souvent. En cas de forte tempête, ce qui était très rare, les gens se réfugiaient au centre de leurs structures d’habitation et se blottissaient autour de l’âtre central. Là, ils laissaient les diverses couches et épaisseurs protectrices frémir et osciller sur leurs pilotis, sapant graduellement la force du vent et leur fournissant ainsi un noyau de sécurité.
Et pourtant (ainsi qu’il le lui avait fait remarquer la première fois qu’il avait vu la maison, depuis la route côtière déserte), elle était du genre à flamber comme une torche, et se trouvait tellement loin de tout qu’un cambrioleur n’aurait eu qu’à se servir. (Elle l’avait regardé comme s’il était devenu fou, mais ensuite, elle l’avait embrassé.)
Cette vulnérabilité l’intriguait et le troublait à la fois. En cela la maison lui ressemblait à elle, en tant que poétesse et en tant que femme. Elle s’apparentait, pressentait-il, à une de ses images ; un des symboles, une des métaphores dont elle émaillait les poèmes qu’il aimait l’entendre lire à voix haute, mais sans jamais les comprendre tout à fait (trop de références culturelles, sans parler de cette langue déconcertante qu’il ne possédait pas encore pleinement et qui lui valait parfois des moqueries de sa part). Leurs rapports physiques lui paraissaient à la fois plus complets, plus achevés, et d’une complexité plus invraisemblable que tout ce qu’il avait pu vivre sur ce plan. Il trouvait paradoxal que l’amour incarné constitue en même temps l’agression la plus intime au monde, et ce paradoxe le travaillait, parfois jusqu’à le rendre malade, tandis qu’au plus fort de sa joie il s’efforçait de comprendre les affirmations, les promesses qu’il fallait peut-être discerner derrière tout cela.
Le sexe était une transgression, une agression, une invasion ; il n’arrivait pas à le percevoir autrement. Malgré toute la magie dont il était chargé, le plaisir intense qu’il procurait et la volonté délibérée dont il résultait, le moindre geste semblait comporter une harmonique de rapacité. Il la prenait et, même si elle y gagnait en plaisir provoqué, même s’il ne l’en aimait que davantage, c’était tout de même elle qui subissait l’acte, elle qui le voyait se jouer sur elle et en elle. Il était absurde de vouloir pousser trop loin la comparaison entre le sexe et la guerre, il s’en rendait parfaitement compte ; plusieurs fois déjà, elle l’avait tiré en riant d’un certain nombre de situations embarrassantes. (« Zakalwe, disait-elle lorsqu’il essayait de lui expliquer ce qu’il ressentait, en passant alors ses longs doigts frais sur sa nuque, et qu’il ne voyait plus le monde qu’à travers les mèches noires de son exubérante chevelure. Zakalwe, tu as de gros problèmes. » Sur quoi elle souriait.) Et pourtant, on trouvait dans l’un comme dans l’autre, dans le sexe comme dans la guerre, des sentiments, des actes et une structure si proches, si manifestement apparentés que ce genre de réaction ne faisait que le renfoncer dans sa perplexité.