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Il roula sur le dos. Elle se dressa sur son séant et s’étira en bâillant, écarquillant les yeux, le regard fixé au ciel de lit. Puis ses paupières se détendirent, sa bouche se referma ; elle regarda Zakalwe, posa un coude sur la tête de lit et se mit à le peigner avec ses doigts.

— Mais je suis pratiquement sûre qu’il n’est pas pris au piège.

— Hmm, c’est possible, en effet.

— Il n’y sera peut-être plus.

— Tu as raison.

— Mais s’il y est, on y va.

Il hocha la tête en signe d’assentiment et lui prit une main qu’il serra entre les siennes.

Elle sourit, lui donna un petit baiser et se leva d’un bond. Puis elle se dirigea vers le niveau opposé. Elle ouvrit les rideaux translucides animés d’ondulations et décrocha une paire de jumelles suspendue à un piton planté dans l’encadrement de la fenêtre. Il resta couché à la regarder tandis qu’elle portait l’objet à ses yeux et inspectait la colline qui surplombait la maison.

— Toujours là, annonça-t-elle.

Sa voix lui parut lointaine. Il ferma les yeux.

— Nous irons aujourd’hui. Peut-être cet après-midi.

— Il faudrait. Loin, très loin.

— D’accord.

Ce stupide animal n’était sans doute pas du tout pris au piège ; le plus probable était qu’il se soit assoupi et laissé surprendre là par l’hibernation. Il avait entendu dire que ces bêtes cessaient simplement de manger pour contempler de leurs grands yeux inexpressifs ce qu’elles avaient sous le nez, n’importe quoi ; là-dessus leurs paupières alourdies par le sommeil se fermaient, elles sombraient dans le coma… et tout cela accidentellement. La première averse les éveillait, ou bien un oiseau venu se poser sur eux. Mais peut-être celui-ci était-il bel et bien prisonnier, après tout. Les krihs avaient une épaisse fourrure qui leur valait parfois de s’emberlificoter dans les buissons et les branchages. Oui, ils iraient aujourd’hui. On avait une belle vue de là-haut, et ça ne lui ferait pas de mal de prendre un peu d’exercice ailleurs qu’en chambre. Ils s’étendraient dans l’herbe pour causer, ils contempleraient la mer miroitant dans la brume, et peut-être devraient-ils libérer ou réveiller l’animal ; elle s’en occuperait à sa façon, et il saurait qu’il ne fallait pas la déranger. Le soir venu elle se mettrait à écrire, et il en sortirait un nouveau poème.

Il avait fait irruption à plusieurs reprises dans ses œuvres les plus récentes sous les traits de l’amant anonyme, mais le plus souvent elle ne conservait pas ces textes. Elle disait qu’un jour elle écrirait un poème qui lui serait entièrement consacré, peut-être lorsqu’il lui en aurait dit un peu plus sur ce qu’il avait vécu.

La maison chuchotait, remuait par endroits, ondulante et liquide, tour à tour répandant ou atténuant la lumière ; les pans de tissu de consistance et d’épaisseur diverses qui en constituaient les murs et les cloisons frottaient secrètement les uns contre les autres en bruissant, telles des conversations à mi-voix, à peine perceptibles.

Loin, très loin, elle porta sa main à ses cheveux et tira distraitement sur une mèche en remuant d’un doigt des papiers sur son bureau. Il resta là à l’observer. Son doigt dérangeait ce qu’elle avait écrit la veille, jouait avec les parchemins, traçait lentement des cercles autour d’eux, fléchissait lentement et tournait sur lui-même, sous son regard à elle, sous son regard à lui.

De l’autre main, elle tenait négligemment les jumelles oubliées dont la lanière pendait ; il promena un long et lent regard sur la jeune femme silhouettée dans la lumière : pieds, jambes, fesses, ventre, poitrine, seins, épaules, cou, visage, tête et cheveux.

Le doigt se déplaça légèrement sur le bureau où, le soir même, elle écrirait un court poème sur lui, poème qu’il recopierait en secret au cas où il lui déplairait et finirait au panier. Son désir grandissait, le visage serein de la jeune femme ne paraissait pas remarquer le mouvement de son propre doigt ; et pendant tout ce temps, l’un d’eux n’était que de passage, simple feuille morte pressée entre les pages du journal intime de l’autre. Et le cocon qu’ils avaient créé autour d’eux à force de paroles, le silence pouvait les en faire sortir.

— Il faut que je travaille un peu aujourd’hui, songea-t-elle à voix haute.

Une pause. Puis :

— Hé ! lança-t-il.

— Mmm ?

Sa voix était lointaine.

— Et si on perdait un peu de temps, hein ?

— Charmant euphémisme, monsieur, musa-t-elle, distante.

— Viens m’aider à en trouver de meilleurs, sourit-il.

Elle lui rendit son sourire, et ils échangèrent un regard.

Il y eut une longue pause.

Six

Oscillant légèrement, il se gratta la tête et reposa le fusil sur le plancher du minidock en le tenant par le canon, crosse tournée vers le bas, puis ferma un œil et regarda dans la gueule de l’arme.

— Zakalwe, fit Diziet Sma, je te signale que nous avons dérouté et retardé de deux mois vingt-huit millions d’individus ainsi qu’un vaisseau spatial d’un trillion de tonnes afin de t’emmener sur Vœrenhutz en temps voulu ; je te serais donc reconnaissante d’attendre que ta mission soit accomplie avant de te faire sauter la cervelle.

Il fit volte-face et vit Sma qui, accompagnée du drone, entrait par le fond du minidock ; derrière eux, une capsule de transtube repartait à toute vitesse.

— Hein ? sursauta-t-il. Ah, c’est vous, reprit-il en agitant la main.

Il portait une chemise blanche aux manches roulées et un pantalon noir ; il était pieds nus. Il reprit le fusil à plasma, le secoua et, de sa main libre, lui assena un grand coup sur le côté ; puis il visa un point situé à l’autre bout du minidock, stabilisa le canon et appuya sur la détente.

Il y eut un bref éclair lumineux ; le recul lui fit rentrer l’arme dans l’épaule et une brève détonation se fit entendre, qui résonna dans toute la salle. À deux cents mètres de lui, tout au fond, se trouvait un cube noir d’une quinzaine de mètres d’arête qui scintillait sous le plafonnier. Zakalwe contempla un instant l’objet, puis le remit en joue et en observa le grossissement sur un des écrans de son arme.

— Bizarre, commenta-t-il en se grattant à nouveau la tête.

Un petit plateau flottait dans les airs à côté de lui, supportant une cruche de métal ouvré ainsi qu’un verre en cristal.

— Zakalwe, reprit Sma. On peut savoir ce que tu fais, au juste ?

— Je m’exerce au tir à la cible.

Sur ces mots, il porta le verre à ses lèvres.

— Tu veux boire quelque chose, Sma ? Je vais demander qu’on t’apporte un autre…

— Non merci, coupa Sma qui reporta son attention sur l’étrange cube luisant, à l’autre bout de la pièce. Et ça, c’est quoi ? s’enquit-elle.

— De la glace, intervint Skaffen-Amtiskaw.

— Tout juste, fit Zakalwe en reposant son verre afin d’opérer un quelconque réglage sur le fusil à plasma. De la glace.

— Teinte en noir, commenta le drone.

— De la glace, répéta Sma en hochant la tête. (Elle n’était pas beaucoup plus avancée.) Et pourquoi de la glace ?

— Parce que, répondit l’autre d’un ton irrité, sur ce… ce vaisseau au nom grotesque, avec ses vingt-huit trillions d’habitants et son hyper-zillion de millions de squintillions de tonnage, on n’est même pas fichu de dénicher un tas d’ordures, voilà pourquoi.

Il bascula une série de commutateurs sur le flanc du fusil et remit en joue.

— Des trillions et des trillions de tonnes, nom de nom, et pas le moindre détritus ; enfin, si l’on excepte son cerveau, je veux dire. (Il appuya à nouveau sur la détente. Encore une fois son épaule et son bras furent rejetés en arrière tandis que la gueule de l’arme crachait un éclair et que s’élevaient une série de détonations sèches. Il observa le spectacle que lui offrait son viseur.) C’est ridicule ! s’exclama-t-il.