Sma sentit ses tympans se décontracter.
— Alors, Zakalwe, heureux ? demanda-t-elle.
L’interpellé cligna les yeux, puis coupa l’alimentation de son arme et se retourna vers la jeune femme.
— Pas de doute, maintenant il marche, cria-t-il.
— En effet, approuva-t-elle.
— Si on allait chercher à boire ? fit-il avec un mouvement de tête.
Sur ces mots, il partit en direction du transtube.
— À boire ? fit Sma en lui emboîtant le pas. Mais… (Elle désigna le verre dans lequel il avait bu jusque-là.) Et ça, c’est quoi alors ?
— Je ne sais pas ce que c’est, mais en tout cas, il n’y en a presque plus, dit-il un ton plus haut.
Puis il se versa un dernier demi-verre du contenu de la cruche.
— Un peu de glace ? proposa le drone en lui tendant le fragment noirâtre et tout dégoulinant.
— Non merci.
Il y eut un imperceptible déplacement dans le transtube et, tout à coup, la capsule fut là. La porte s’ouvrit en s’enroulant sur elle-même.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de couverture-soupape, au fait ? demanda Zakalwe à la machine.
— Il s’agit d’un système de protection contre les explosions internes qui est propre aux Véhicules Systèmes Généraux, expliqua le drone en s’effaçant pour laisser les humains embarquer en premier dans la capsule. Il a pour effet d’évacuer instantanément dans l’hyperespace tout phénomène d’une importance supérieure à celle d’un pet : déflagrations, radiations, etc.
— Merde alors ! s’exclama l’autre, dégoûté. Vous voulez dire qu’on pourrait faire exploser une bombe atomique à l’intérieur de ces tas de ferraille sans même qu’ils s’en aperçoivent ?
Le drone oscilla sur place.
— Eux s’en aperçoivent, mais ils sont probablement les seuls.
L’homme entra d’un pas mal assuré dans la capsule, et regarda la porte se dérouler, puis se remettre en place. Il hocha la tête d’un air désolé.
— Vous autres, vous ne savez même pas ce que c’est que de jouer fair-play, hein ?
Il n’avait plus remis les pieds sur un VSG depuis dix ans ; depuis qu’il avait failli mourir sur Fohls.
— Chéradénine ?… Chéradénine ?
Il entendait bien une voix, mais n’était pas certain que cette femme s’adressât réellement à lui. C’était une très belle voix. Il avait envie de lui répondre. Mais il ne savait plus comment s’y prendre. Il faisait très sombre.
— Chéradénine ?
Une voix empreinte de patience. De préoccupation, aussi, mais non dénuée d’espoir ; une voix gaie, voire aimante. Il s’efforça de se souvenir de sa mère.
— Chéradénine ? fit à nouveau la voix.
Manifestement, on essayait de le réveiller. Et pourtant, il était réveillé. Il voulut remuer les lèvres.
— Chéradénine… tu m’entends ?
Il remua les lèvres, expira au même moment et se dit qu’il avait dû produire un son. Il s’efforça d’ouvrir les yeux. Les ténèbres vacillèrent.
— Chéradénine… ?
Il y avait une main sur son visage, qui lui caressait doucement la joue. Shéas ! songea-t-il l’espace d’une seconde avant de chasser ce souvenir et de l’enfermer là où il conservait tous les autres.
— Qu…, réussit-il à articuler ; guère plus qu’une amorce de son.
— Chéradénine…, reprit la voix, cette fois-ci tout contre son oreille. C’est Diziet. Diziet Sma. Tu te souviens de moi ?
— Diz…, parvint-il à énoncer au bout de deux ou trois tentatives infructueuses.
— Chéradénine ?
— Ouais…, s’entendit-il proférer dans un souffle.
— Essaie d’ouvrir les yeux, tu veux ?
— Essaie…, répéta-t-il.
Et brusquement la lumière fut. Il eut l’impression que le phénomène était totalement indépendant de ses efforts pour ouvrir les yeux. Les choses mirent un bon moment à prendre forme, mais il finit par distinguer un plafond d’un vert reposant éclairé sur les côtés par un éventail lumineux dont la source était invisible, et le visage de Diziet Sma penché sur lui.
— Bien joué, Chéradénine.
Elle lui sourit.
— Comment te sens-tu ?
Il réfléchit à la question.
— Bizarre, répondit-il enfin.
Il réfléchissait à toute allure, à présent, s’efforçant de se rappeler comment il était arrivé là. Était-ce une espèce d’hôpital ? Mais comment était-il donc arrivé jusque-là ?
— Où sommes-nous ? s’enquit-il.
Il pouvait toujours essayer d’aller droit au but. Il voulut bouger les mains et n’y réussit pas. En le voyant faire, Sma regarda quelque part au-dessus de sa tête.
— À bord du VSG Optimiste-né. Tu es tiré d’affaire… tu vas t’en remettre.
— Alors, peux-tu m’expliquer pourquoi je ne peux bouger ni les mains ni les p…, oh merde !
Tout à coup, il se revit ligoté au cadre de bois, avec cette fille en face de lui. Il ouvrit les yeux et la vit ; vit Sma. Une lumière vague et brumeuse flottait alentour. Il se tordit et tira sur ses liens, mais ceux-ci ne faisaient pas mine de céder ; il n’y avait plus d’espoir… Il se sentit tiré par les cheveux, sentit l’impact de la lame tranchante sur son cou, vit la fille en robe rouge le regarder, quelque part en hauteur au-dessus de son corps décapité.
Tout se mit à tourner. Il ferma les yeux.
Au bout d’un moment, cela passa. Il déglutit, prit une inspiration et rouvrit les paupières ; au moins ces fonctions-là paraissaient-elles intactes. Sma était toujours là à le regarder. Elle semblait soulagée.
— Ça t’est revenu d’un seul coup ?
— Ouais, exactement.
— Ça va aller ? s’inquiéta-t-elle d’un ton sérieux mais également rassurant.
— Ne t’en fais pas, fit-il. (Puis il ajouta :) Ce n’est rien, simple égratignure.
Elle éclata de rire et détourna quelques instants les yeux. Lorsqu’elle le regarda à nouveau, elle se mordait la lèvre.
— Eh ! fit-il. On dirait que je l’ai échappé belle cette fois, hein ? acheva-t-il en souriant.
— Tu peux le dire, acquiesça Sma. Quelques secondes de plus et tu te payais des lésions cérébrales irréversibles. Quelques minutes de plus et tu étais mort. Si seulement tu avais porté un implant de rapatriement ! On aurait pu te récupérer bien plus tôt…
— Voyons, Sma, coupa-t-il d’une voix douce. Tu sais bien que ces trucs-là ne me plaisent pas beaucoup.
— Ouais, je sais. Bref, quoi qu’il en soit, tu vas devoir rester comme ça quelque temps.
Elle lui lissa les cheveux sur le front.
— Il va falloir environ deux cents jours pour te faire pousser un nouveau corps. On m’a dit de te demander : est-ce que tu veux dormir jusqu’au bout, ou rester normalement éveillé… ou adopter n’importe quelle solution intermédiaire ? C’est comme tu voudras. Ça n’a aucune incidence sur le déroulement du processus.
— Hmm… (Il réfléchit.) Je suis sans doute censé m’enrichir de tout un tas de façons, par exemple en écoutant de la musique, en regardant des films ou je ne sais quoi, ou peut-être en lisant ?
— Si tu veux, répondit Sma avec un haussement d’épaules. Ou préférer les cochonneries et te passer des bandes pornos dans la tête, pourquoi pas.
— Et boire ?
— Boire ?
— Ben oui ; est-ce que je peux me saouler ?
— Je ne sais pas, dit Sma en regardant à nouveau un point situé au-dessus de lui, légèrement sur le côté.
Une voix se mit à marmonner.