— Zakalwe, fit brusquement Sma en lui prenant le visage à deux mains avant de l’embrasser. J’espère que tout se passera bien.
— Bizarrement, moi aussi, rétorqua-t-il. (Il lui rendit son baiser ; au bout d’un moment, elle se dégagea. Il secoua la tête, admira la jeune femme de la tête aux pieds et sourit.) Ah… un jour, Diziet.
Elle secoua la tête à son tour et lui lança un sourire hypocrite.
— Il faudrait que je sois inconsciente, ou bien morte, Chéradénine.
— Ah bon ? Alors, il y a encore de l’espoir !
Sma lui asséna une claque dans le dos.
— Allez, en route, Zakalwe !
L’homme entra dans sa combinaison de combat blindée, qui se referma autour de lui. Il repoussa le casque vers l’arrière.
Subitement, il prit l’air sérieux.
— Je veux que tu sois sûre de bien savoir où…
— Nous savons parfaitement où elle se trouve, coupa vivement Sma.
Il contempla quelques instants le sol du hangar, puis releva la tête et, regardant Sma dans les yeux, arbora un large sourire.
— Parfait. (Il frappa dans ses mains gantées.) Formidable ; je m’en vais, puisque c’est comme ça. À un de ces jours, avec un peu de chance.
Sur quoi il pénétra dans la capsule.
— Fais attention à toi, Chéradénine, lança Sma.
— C’est ça ; faites attention à votre derrière ignoblement fendu, intervint Skaffen-Amtiskaw.
— Comptez là-dessus, dit Zakalwe en leur envoyant un baiser à tous les deux.
Un Véhicule Système Général, puis un piquet ultra-rapide, puis un petit module, puis une capsule propulsée, et enfin cette combinaison, debout dans la poussière glaciale du désert, avec à l’intérieur un homme.
Il regarda au-dehors, par l’ouverture de sa visière relevée, et épongea un peu de transpiration sur son front. Le crépuscule tombait sur le plateau. À quelques mètres de là, sous la lumière dispensée par deux lunes et un soleil faiblissant, il discernait le bord de l’à-pic blanchi par le gel. Au-delà, c’était cette immense entaille dans le sol du désert, où s’était édifiée une cité ancienne et pratiquement vide ; c’était là que résidait à présent Tsoldrin Beychaé.
Les nuages dérivaient dans le ciel, la poussière s’amassait en tas.
— Et voilà, soupira-t-il sans s’adresser à personne en particulier. (Il leva les yeux vers ce ciel qui n’était pas le sien. Un de plus.) Ça recommence.
VIII
Debout sur un petit éperon argileux, l’homme regardait une vague d’eau brunâtre recouvrir et dénuder tour à tour les racines d’un arbre immense. L’air était chargé de pluie ; le large moutonnement brun du jaillissement liquide qui se ruait sur les racines de l’arbre bondissait en répandant des gerbes d’embruns. La pluie seule avait réduit la visibilité à deux cents mètres, et depuis longtemps déjà trempé jusqu’aux os l’homme en uniforme. Celui-ci était à l’origine de couleur grise, mais la pluie et la boue l’avaient fait virer au marron foncé. Lui si élégant, si bien ajusté, la pluie et la boue en avaient fait une guenille sans forme.
L’arbre s’inclina, puis s’abattit dans le torrent terreux en éclaboussant de boue l’homme en uniforme, qui fit un pas en arrière et leva son visage vers le ciel gris terne afin de laisser la pluie incessante rincer sa peau. Le grand arbre barrait le passage au courant vrombissant ; les eaux passaient à présent par-dessus le rebord de l’éperon argileux, forçant l’homme à reculer encore, le long d’un mur de pierre grossièrement taillée terminé par un haut linteau de béton ancien qui montait, inégal et tout fissuré, jusqu’au pied d’un petit cottage sans charme posé près du sommet de la colline de béton. L’homme resta là à contempler la rivière en crue qui ressemblait à ses yeux à une longue contusion bistre ; il la regarda submerger puis saper son petit isthme d’argile ; alors l’éperon s’effondra, l’arbre perdit son point d’ancrage de ce côté-là de la rivière, fit un tête-à-queue, roula sur lui-même et, pris à bras-le-corps par les eaux tourbillonnantes, partit en direction de la vallée détrempée et des collines basses qui la jouxtaient au loin. L’homme vit la rive s’émietter de l’autre côté du torrent, là où les racines du grand arbre saillaient comme des câbles arrachés, puis fit demi-tour et se dirigea à pas pesants vers le petit cottage.
Il contourna la maison. La vaste dalle de béton carrée qui mesurait presque cinq cents mètres de côté était toujours cernée par les eaux ; de toutes parts, les vagues brunes venaient en lécher les bords. Les squelettes en surplomb de plusieurs superstructures anciennes tombées en ruine depuis longtemps se dessinaient derrière le rideau de pluie, posés sur la surface criblée de trous et de failles de la dalle comme les pièces oubliées de quelque formidable jeu de société. À côté de ces machines abandonnées, le cottage (déjà ridiculisé par l’immense étendue de béton qui l’entourait) paraissait encore plus grotesque qu’elles.
L’homme fit le tour du bâtiment en regardant tout autour de lui, mais ne vit rien qu’il désirât voir. Puis il entra.
La meurtrière se raidit en le voyant ouvrir la porte à la volée. Fragile objet de bois, la chaise à laquelle elle était ligotée était calée, en équilibre précaire, contre une solide commode ; elle glissa sur le dallage lorsque la fille sursauta, et toutes deux s’abattirent au sol. La tête de la fille heurta les dalles, et elle poussa un cri.
Il soupira et s’approcha ; à chaque pas, ses bottes émettaient un bruit de succion. Il redressa la chaise et, par la même occasion, écarta d’un coup de pied un morceau de miroir brisé. La femme restait affalée, maintenue par ses liens, mais il savait pertinemment qu’elle jouait la comédie. Il tira la chaise jusqu’à l’amener au centre de la pièce, sans quitter des yeux la prisonnière et sans jamais se trouver à proximité de sa tête ; quand il l’avait ligotée, elle lui avait donné un coup de tête qui avait failli lui fracturer le nez.
Il examina ses liens. La corde qui lui maintenait les mains derrière le dossier de la chaise était effrangée ; elle avait essayé de se libérer en se servant du miroir à main cassé rangé dans le premier tiroir de la commode.
Il la laissa ainsi avachie, bien en vue au milieu de la pièce, puis se dirigea vers la petite couche taillée dans l’un des murs épais du cottage et s’y laissa lourdement tomber. Elle était souillée, mais il était trop épuisé, trop trempé pour y prêter attention.
Il écouta la pluie marteler le toit, écouta le vent gémir en s’insinuant par la porte et les volets des fenêtres, écouta le son régulier des gouttes qui tombaient du toit sur les dalles. Il tendit l’oreille dans l’espoir de discerner le bruit des hélicoptères, mais il n’y avait pas d’hélicoptères. Il n’avait pas d’émetteur radio, et n’était d’ailleurs même pas sûr qu’ils sachent où partir en reconnaissance. Ils fouilleraient la région aussi minutieusement que le leur permettrait la météo, mais ce serait sa voiture de fonction qu’ils chercheraient à repérer ; or, elle n’était plus là ; elle avait été emportée par l’avalanche brune de la rivière en crue. Les recherches allaient probablement durer des jours.
Il ferma les yeux et sentit le sommeil le gagner presque instantanément, mais la conscience aiguë qu’il avait de son échec l’empêchait de s’y évader ; elle le suivait jusque dans l’assoupissement, elle lui emplissait l’esprit d’images d’inondation et de déroute, elle le harcelait au point qu’il renonça à trouver le repos, replongea dans la souffrance permanente et le découragement de l’éveil. Il se frotta les yeux, mais l’eau écumeuse dont étaient imprégnées ses mains contenait des grains de sable et de terre qui lui entrèrent dans les yeux. Il essuya comme il put un de ses doigts sur les lambeaux crasseux qui recouvraient le lit et frotta ses yeux d’un peu de salive, car il se disait que, s’il se laissait aller à pleurer, il ne pourrait peut-être plus s’arrêter.