Il jeta un regard à la femme. Elle faisait semblant de revenir à elle. Il regretta de ne pas avoir la force physique et l’envie d’aller la frapper ; mais il était trop fatigué. Par ailleurs, il savait trop bien que ce serait se venger sur elle de la défaite d’une armée entière. Administrer une raclée à un individu, n’importe lequel (surtout une femme sans défense et affligée de strabisme), serait un moyen si mesquin de rechercher une compensation, après une dégringolade de cette ampleur, que s’il en réchappait il s’en voudrait toute sa vie d’avoir commis une chose pareille.
Elle poussa un gémissement hypocrite. Un mince filet de morve se détacha de son nez et tomba sur son gros manteau.
Il détourna les yeux, dégoûté.
Il l’entendit renifler bruyamment. Lorsqu’il la regarda à nouveau, il vit qu’elle avait les yeux ouverts et qu’elle le fixait d’un air mauvais. Son strabisme était léger, mais cette imperfection l’irritait plus que de raison. Avec un bon bain et des vêtements propres, elle aurait presque été jolie, songea-t-il. Mais pour l’instant, elle était engoncée dans un épais manteau vert tout souillé de boue, et son visage était presque entièrement dissimulé – en partie par le col du manteau, en partie par ses longs cheveux sales, collés en divers endroits au tissu vert par des mottes de boue luisantes. Elle se mit à remuer bizarrement sur sa chaise, comme pour se gratter le dos contre le dossier. Il n’aurait su dire si elle éprouvait la solidité de ses liens ou si elle était assaillie par les puces.
Il doutait qu’on l’eût envoyée pour le tuer ; elle était presque certainement ce qu’elle paraissait être au vu de son uniforme : une auxiliaire. Elle s’était sans doute retrouvée isolée à l’arrière pendant un mouvement de repli et avait erré, trop effrayée, trop fière ou trop stupide pour se rendre ; puis elle avait aperçu la voiture d’état-major en difficulté dans le vallon noyé par l’orage. Sa tentative pour le tuer avait été courageuse, mais risible. C’était uniquement par chance qu’elle avait réussi à abattre son chauffeur du premier coup. Le second coup l’avait atteint de biais à la tempe, le laissant étourdi ; elle en avait profité pour jeter son arme désormais vide et sauter dans la voiture, armée de son seul couteau. Le véhicule dépourvu de chauffeur avait glissé le long d’une pente tapissée d’herbe grasse, tout droit dans le torrent brunâtre.
Quelle bêtise ! Parfois, les gens héroïques le révoltaient ; ils étaient une insulte au soldat qui pèse les risques inhérents à la situation et prend calmement des décisions avisées fondées sur l’expérience et l’imagination ; le genre de professionnels sans éclat qui ne remportaient pas de médailles, mais des guerres.
Toujours hébété sous le choc de la balle qui avait tracé une éraflure dans son cuir chevelu, il était tombé au pied du siège arrière ; prise dans l’étreinte mouvante de la rivière, la voiture piquait du nez et faisait des embardées. La femme avait failli l’enfouir entièrement sous son volumineux manteau. Toujours sonné, les oreilles carillonnantes du coup qu’il avait reçu, il s’était avéré incapable de lui retourner un bon coup de poing. Durant les quelques minutes absurdes où il enragea d’être ainsi immobilisé, sa lutte contre la fille lui parut symboliser à plus petite échelle la confusion générale où s’était empêtrée son armée ; il avait la force de l’étendre raide, mais l’espace exigu et le poids du manteau enveloppant qui la dissimulait à ses yeux l’avaient étouffé et retenu prisonnier jusqu’à ce qu’il soit finalement trop tard.
La voiture entra en collision avec l’île de béton et se retourna d’un seul coup, les éjectant tous deux sur la surface grise et corrodée. La femme poussa un petit cri ; puis elle brandit le couteau jusque-là caché dans les plis du manteau vert, mais il réussit enfin à dégager son bras et à lui décocher un coup de poing au menton.
Elle tomba lourdement en arrière et atterrit sur le béton ; il se retourna juste à temps pour voir la voiture redescendre à grand bruit la petite pente d’accostage, reprise dans l’étreinte du torrent. Toujours couché sur le flanc, le véhicule coula presque immédiatement.
Il fit volte-face et fut tenté de rouer de coups de pied la femme à présent inconsciente. Au lieu de cela, il donna un coup de botte dans le couteau, qui partit en tournoyant et s’enfonça dans la rivière à la suite de la voiture noyée.
— C’est pas vous qui gagnerez, cracha la femme. Contre nous, vous pouvez pas gagner.
Elle secoua hargneusement sa petite chaise.
— Hein ? fit-il, brusquement tiré de sa rêverie.
— On va gagner, reprit-elle en remuant si violemment que les pieds de la chaise raclèrent contre les dalles.
Mais qu’est-ce qui m’a pris d’attacher cette idiote sur une chaise, d’abord ? songea-t-il.
— Vous avez peut-être raison, répondit-il avec lassitude. On est un peu… douchés pour le moment. Ça vous redonne le moral ?
— Vous allez mourir, répliqua la femme en rivant sur lui un regard fixe.
— Rien de plus sûr, acquiesça-t-il en contemplant le plafond qui fuyait au-dessus de sa couche en lambeaux.
— Nous sommes invincibles. Nous n’abandonnerons jamais.
— Ma foi, invincibles, vous ne l’avez pas toujours été. Il soupira en se remémorant l’histoire de la planète.
— Nous avons été trahis ! cria la femme. Jamais nos armées n’ont connu la défaite ; nous avons été…
— Poignardés dans le dos, oui, je sais.
— Absolument ! Mais la force qui nous anime ne mourra jamais. Nous…
— Oh, la ferme ! lança-t-il en soulevant ses jambes de la couche étroite et en reposant les pieds par terre. Ces conneries, c’est pas nouveau. « On s’est fait avoir », « Le pays nous a laissés tomber », « Les médias étaient contre nous »… Merde ! (Il passa ses doigts dans ses cheveux trempés.) Il n’y a que les gamins et les abrutis pour croire que la guerre est seulement le fait des militaires. Dès que les nouvelles circulent plus vite qu’un messager à cheval ou un pigeon voyageur, la totalité de la… la nation, ou je ne sais quoi… se retrouve en train de se battre. Voilà votre force d’âme, votre volonté. Pas les cris une fois sur le terrain. Quand on perd, on perd. Pas la peine de gémir. Sans cette putain de pluie, vous auriez perdu cette fois encore. (Il leva la main en entendant la femme prendre son souffle.) Et non, je ne crois pas que Dieu soit de votre côté.
— Hérétique !
— Merci.
— J’espère que tes enfants mourront, et lentement !
— Hmm, fit-il, je ne suis pas sûr d’être concerné, mais si oui, ça remonte loin. (Il s’écroula à nouveau sur le lit, puis prit un air effaré et se redressa.) Merde alors ! Ils doivent vous bourrer le crâne dès votre plus jeune âge ; c’est terrible de dire des choses pareilles, surtout pour une femme.
— Nos femmes sont plus viriles que vos hommes, persifla la prisonnière.
— Pourtant vous vous reproduisez. Je suppose que le choix doit être limité.
— Que tes enfants souffrent et meurent d’une mort horrible ! cria la femme d’une voix aiguë.
— Eh bien, si c’est ce que vous pensez vraiment, soupira-t-il en se recouchant, je ne peux rien vous souhaiter de pire que d’être la connasse que vous êtes de toute façon.