— Barbare ! Infidèle !
— Vous allez bientôt vous trouver à court de jurons ; je vous conseille d’en conserver quelques-uns pour plus tard ; mais garder des ressources en réserve, ça n’a jamais vraiment été votre fort, hein ?
— On vous écrasera !
— Oh, ça y est, je suis écrasé. (Il remua faiblement la main.) Et maintenant, arrière !
La femme poussa un hurlement et secoua sa chaise.
Je devrais peut-être me réjouir d’échapper aux responsabilités du commandement, songea-t-il, au contexte sans cesse renouvelé que ces imbéciles ne savent pas affronter seuls, et dans lequel on s’enlise aussi sûrement que dans la boue ; ce flot continu de rapports parlant d’unités immobilisées, balayées, en fuite, isolées, abandonnant une position pourtant cruciale, réclamant à grands cris de l’aide, la relève, des renforts, plus de camions, plus de tanks, plus de radeaux, plus de nourriture et plus de radios… passé un certain point, il n’y avait plus rien à faire. À part accuser réception, répondre, refuser, temporiser, donner l’ordre de résister ; rien, le néant. Les rapports continuaient d’affluer, reconstituant une espèce de mosaïque d’un million de pièces, toutes en papier monochrome, image d’une armée en décomposition, morceau par morceau, adoucie par la pluie exactement comme une feuille de papier, détrempée, fragilisée et de plus en plus déchirée.
Voilà à quoi il échappait en restant bloqué ici… Et pourtant, il était loin de se réjouir en secret ; il n’était même pas content du tout. En réalité, il enrageait d’être à l’écart, contraint de laisser tout cela à d’autres et, loin du centre des opérations, de ne pas savoir ce qui se passait. Il tremblait comme la mère tremble pour son jeune fils parti à la guerre et qui en est réduite à pleurer et pousser des cris inutiles devant son impuissance et l’inexorable marche des choses. (Il lui vint brusquement à l’idée qu’en fait, ce processus ne nécessitait même pas la présence de forces ennemies. Cette bataille, c’était lui, et cette armée était placée sous son commandement, contre les éléments. Toute tierce partie était superflue.)
Il y avait d’abord eu les pluies, leur intensité sans précédent, puis le glissement de terrain qui les avait coupés du reste du convoi de commandement, et enfin cette idiote en haillons avec ses velléités de meurtre…
Il se redressa à nouveau sur son séant et se prit la tête à deux mains.
Avait-il voulu en faire trop ? Il avait dû dormir dix heures en tout et pour tout au cours de la semaine passée ; le manque de sommeil avait-il embrumé son esprit, affecté son jugement ? Ou au contraire avait-il trop dormi ? Cette fraction de seconde d’éveil aurait-elle pu faire toute la différence ?
— J’espère que vous allez mourir ! glapit la femme.
Il la regarda en fronçant les sourcils ; toujours à interrompre le fil de ses pensées ! Si seulement elle pouvait se taire ! Peut-être fallait-il la bâillonner.
— Vous perdez du terrain, remarqua-t-il. Il y a une minute vous me disiez que j’allais mourir.
Il se laissa retomber sur le lit.
— Salaud ! hurla-t-elle.
Il la regarda et se dit tout à coup que, couché sur sa paillasse, il était tout aussi prisonnier qu’elle sur sa chaise. Il vit que la morve recommençait de lui couler du nez et détourna les yeux.
Il l’entendit renifler bruyamment, puis cracher. Il aurait souri s’il en avait eu la force. Elle exprimait son mépris par un crachat, mais qu’était cet unique jet de salive en comparaison du déluge qui était en train de noyer la machine de guerre qu’il avait mis deux ans à construire et à entraîner ?
Et puis pourquoi, mais pourquoi donc l’avoir attachée justement sur une chaise ? Était-ce pour évacuer d’entrée de jeu le hasard et le destin, les supplanter en agissant délibérément contre ses propres intérêts ? Une chaise… Une fille attachée sur une chaise… À peu près le même âge, peut-être un peu plus… Mais en tout cas, c’était la même silhouette fine, malgré le manteau trompeur qui essayait en vain de la faire paraître plus large qu’elle n’était. Oui, le même âge, les mêmes formes…
Il secoua la tête pour détourner ces pensées de cette autre bataille, cet échec…
Elle le vit qui la regardait en secouant la tête.
— Ah, et ne vous moquez pas de moi, hein ! hurla-t-elle en se balançant violemment d’avant en arrière sur sa chaise, rendue furieuse par le spectacle de son mépris.
— Taisez-vous, mais taisez-vous donc, répondit-il d’un ton las.
Il ne se trouvait pas très convaincant, mais ne parvenait pas à se montrer plus autoritaire. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle se tut.
D’abord les pluies, puis cette femme ; il regrettait parfois de ne pas croire au Destin. Ça aide peut-être d’avoir des dieux, de temps en temps, songea-t-il. Parfois – dans la situation actuelle, par exemple, où tout était contre lui, où, quoi qu’il fasse, le couteau se retournait dans la plaie et où les contusions se réveillaient sous une nouvelle pluie de coups – ce serait une consolation que de se dire : tout cela a été préparé, préfiguré ; tout était déjà écrit, on ne fait que tourner les pages de quelque grand livre inviolable… Peut-être n’avait-on, en effet, aucune chance d’écrire le récit de sa propre vie (dans ce cas, son nom même et cette recherche des mots le tournaient en dérision).
Il ne savait plus quoi penser ; existait-il une destinée aussi mesquine, aussi asphyxiante que certains semblaient le croire ?
Il enrageait d’être là ; il se languissait d’un endroit où l’agitation constante des rapports qui arrivaient et des ordres qui partaient étouffait tout autre mouvement de la pensée.
— Vous êtes en train de perdre ; cette bataille, vous l’avez perdue, hein ?
Il eut envie de ne pas répondre, mais d’un autre côté elle pouvait prendre son silence pour un aveu de faiblesse et poursuivre de plus belle.
— Quelle perspicacité ! soupira-t-il. Vous me faites penser aux gens qui ont mijoté cette guerre. Des gens stupides, statiques, et qui louchent.
— C’est pas vrai que je louche ! cria-t-elle.
Aussitôt, elle fondit en larmes. Sa tête ploya vers l’avant sous le poids de gros sanglots qui secouaient tout son corps, faisaient onduler les replis de son manteau et craquer la chaise sous elle.
Ses longs cheveux sales dissimulaient son visage et tombaient sur les larges revers de son manteau ; ses bras touchaient presque par terre, tant elle s’était effondrée en avant dans sa crise de larmes. Il aurait voulu trouver la force d’aller la prendre dans ses bras pour la consoler, ou bien de la battre à lui faire éclater la tête, qu’importe, pourvu qu’elle cesse de faire ce bruit inutile.
— Bon, bon, d’accord, vous ne louchez pas, je m’excuse.
Il se recoucha, un bras sur les yeux ; il espérait avoir mis suffisamment de conviction dans sa voix, mais au fond, il était sûr de ne pas avoir su masquer son insincérité.
— Je me fous de votre compassion !
— Alors je m’excuse à nouveau, en retirant mes précédentes excuses.
— Et… et puis je ne… je ne… Ce n’est qu’un petit défaut, et ça n’a pas empêché l’armée de m’enrôler.
Il eut envie de lui dire que l’armée enrôlait aussi des enfants et des retraités, mais il se ravisa.
Elle essayait de s’essuyer la figure sur les revers du manteau. Elle renifla amplement et, lorsqu’elle rejeta la tête en arrière et que ses cheveux suivirent le mouvement, il vit une grosse goutte au bout de son nez. Sans réfléchir, il se leva et, sans tenir compte des protestations véhémentes qu’éleva son corps exténué, déchira un morceau du rideau qui pendait au-dessus de l’alcôve avant de s’approcher de la prisonnière.