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Elle le vit venir avec son chiffon effiloché à la main et hurla de toutes ses forces ; l’effort qu’elle fit pour annoncer au déluge environnant qu’on allait l’assassiner lui vida entièrement les poumons. Elle faisait tanguer sa chaise, et il dut bondir et poser un pied sur les barreaux qui se croisaient entre les pieds pour l’empêcher de basculer tout à fait.

Puis il posa le bout de tissu sur son visage.

Elle cessa immédiatement de se débattre. Tout son corps se détendit ; elle ne luttait plus, elle ne se tortillait plus : elle savait qu’il était désormais parfaitement inutile de faire quoi que ce soit.

— Là, fit-il, soulagé. Et maintenant, soufflez.

Elle s’exécuta.

Il retira le chiffon, le replia dans l’autre sens, le reposa sur son visage et lui ordonna à nouveau de souffler. Ce qu’elle fit. Il répéta la manœuvre, puis lui essuya le nez, sans ménagement. Elle poussa un petit cri : il était endolori. Il poussa un nouveau soupir et jeta le chiffon au loin.

Il n’alla pas se recoucher ; cela ne faisait que lui donner sommeil et remplir sa tête de pensées. Or, il ne voulait ni dormir (il craignait de ne pas se réveiller) ni penser (penser ne le menait nulle part).

Il tourna le dos à la fille et alla se tenir devant la porte qui, poussée au maximum, restait pourtant entrebâillée. La pluie entrait en crépitant sur les dalles.

Il pensa aux autres. Aux autres officiers. Bon sang ! Le seul en qui il ait eu confiance, c’était Rogtam-Bar ; et Rogtam-Bar était trop jeune pour prendre la direction des opérations. Il détestait se retrouver dans ce genre de situation, où il fallait faire irruption dans une structure de commandement déjà établie, généralement corrompue et népotique, et prendre tellement de responsabilités que la moindre absence, la moindre hésitation, voire le moindre instant de repos, donnait aux cervelles d’oiseaux qui l’entouraient l’occasion de tout foutre en l’air. Mais après tout, songea-t-il, quel général s’avouerait pleinement satisfait de son état-major ?

De toute façon, il ne leur avait pas laissé grand-chose : deux ou trois plans déments qui n’aboutiraient presque certainement à rien, ses efforts pour faire usage des armes de façon tordue. Pour la plus grande part, tout était resté dans sa tête. Par exemple, cet endroit unique et retiré où il savait que même les gens de la Culture n’iraient jamais fourrer leur nez, bien que ce soit davantage à mettre au compte de leur méticulosité déplacée que d’une forme d’incompétence de leur part…

Il oublia complètement la prisonnière. Quand il ne la regardait pas, c’était comme si elle n’avait jamais existé ; sa voix, ses efforts pour se libérer lui paraissaient dus à quelque manifestation surnaturelle absurde.

Il ouvrit toute grande la porte du cottage. Sous la pluie, on pouvait voir toutes sortes de choses. Les gouttes se muaient en filets d’eau de par la lenteur même de l’œil ; elles se fondaient les unes aux autres avant de réapparaître sous forme de signes codés représentant les formes qu’on portait en soi ; dans le champ de vision, elles duraient moins longtemps qu’un battement de cœur ; et pourtant, elles se renouvelaient à l’infini.

Il revit une chaise, et aussi un navire qui n’en était pas un ; il vit un homme doté de deux ombres, et vit ce qui ne peut être vu : un concept, l’instinct de survie qui mettait en jeu la faculté d’adaptation, la quête de soi, le besoin de tenter l’impossible pour y parvenir, de supprimer, ajouter, pulvériser et créer de sorte que tel ou tel amas de cellules donné puisse se perpétuer, avancer, décider, continuer d’avancer et de décider, conscient – au minimum – d’être au moins en vie.

Et la chose avait deux ombres, la chose était double ; elle était nécessité et elle était méthode. La nécessité était évidente : combattre et détruire ce qui s’opposait à son existence. La méthode consistait à s’emparer des matériaux et des êtres, et à les mettre au service d’un seul but, à considérer que, dans cette lutte, il fallait faire feu de tout bois, ne rien exclure ; tout pouvait devenir une arme, et la faculté de manipuler ces armes, de les trouver, de pointer celle-ci ou celle-là sur la cible avant de faire feu ; ce talent, cette faculté, cet usage des armes.

Une chaise, un navire qui n’en était pas un, un homme qui avait deux ombres, et…

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? fit la femme d’une voix mal assurée.

Il la regarda par-dessus son épaule.

— Je ne sais pas ; qu’est-ce que vous en pensez ?

Elle ouvrit tout grands les yeux et fixa sur lui un regard horrifié. Il crut qu’elle prenait son souffle afin de pousser un nouveau hurlement. Il ne comprit pas ; il lui semblait avoir posé une question parfaitement compréhensible et pertinente, et voilà qu’elle se comportait comme s’il lui avait dit qu’il allait la tuer.

— Non, pas ça, je vous en prie, pas ça, hoqueta-t-elle.

Puis son dos parut se briser, et son visage suppliant plongea vers l’avant, touchant presque ses genoux, et ses épaules s’affaissèrent à nouveau.

— Ça quoi ? interrogea-t-il, perplexe.

Elle ne parut pas l’entendre ; elle restait simplement affalée, le corps secoué de sanglots.

C’était dans des moments comme celui-ci qu’il cessait de comprendre les gens ; il n’avait plus aucune idée de ce qui pouvait bien se passer dans leur tête ; ils lui étaient en quelque sorte refusés. Ils devenaient insondables. Il secoua la tête et se mit à arpenter la pièce. Elle était humide et malodorante ; de toute évidence, elle avait toujours renfermé ce genre d’atmosphère. L’endroit avait toujours été un trou où avait dû se terrer un quelconque illettré nommé gardien de ces machines en ruine datant d’un autre âge, un âge fabuleux depuis longtemps anéanti par l’évident amour de la guerre dont faisaient preuve ces gens ; une vie de rien dans un décor hideux.

Quand viendrait-on ? Réussirait-on à le retrouver ? Le croirait-on mort ? Avait-on entendu son message radio, après le glissement de terrain qui les avait coupés du reste du convoi ?

Avait-il bien fait fonctionner ce fichu engin ?

Peut-être pas. Peut-être allait-on le laisser là ; on trouverait peut-être inutile de partir à sa recherche. De toute façon, il s’en moquait. Il n’y aurait pas plus de souffrance à être fait prisonnier ; la souffrance, il s’y était d’ores et déjà englouti, en pensée. Il pourrait presque l’accueillir avec joie, s’il s’y décidait fermement ; il s’en savait capable. La seule chose qui lui manquait, c’était la force de s’en inquiéter.

— Si vous avez l’intention de me tuer, faites vite, je vous en prie.

Il commençait à en avoir assez de ces constantes interruptions.

— Ma foi, je n’en avais pas l’intention, mais si vous continuez à gémir comme ça, il se peut que je change d’avis.

— Je vous déteste.

Manifestement, elle n’avait rien trouvé de mieux.

— J’en ai autant à votre service.

Elle se remit à pleurer bruyamment.

Il regarda à nouveau dehors, dans la pluie, et vit le Staberinde.

Défaite, défaite, murmurait la pluie ; les chars d’assaut embourbés, les hommes qui baissaient les bras sous la pluie torrentielle, la débandade générale.

Et une idiote au nez qui coule… Il avait envie de rire à l’idée de devoir partager temps et lieu entre le grandiose et le dérisoire, le somptueusement vaste et le pauvrement absurde, tels ces nobles horrifiés contraints de partager leur carrosse avec un tas de paysans ivres et sales qui leur vomissent dessus et copulent sous eux ; la parure côtoyant la vermine.