Выбрать главу

Le rire, voilà l’unique réponse, la seule réplique qui ne puisse être surpassée, qu’on ne puisse faire taire à son tour par le rire ; le plus petit des communs dénominateurs.

— Savez-vous qui je suis ? demanda-t-il en faisant brusquement volte-face.

L’idée venait de le frapper : peut-être ignorait-elle à qui elle avait affaire. Il n’aurait pas été le moins du monde surpris d’apprendre qu’elle avait simplement cherché à le tuer parce qu’il se trouvait dans une grosse voiture, et non parce qu’elle avait reconnu le commandant en chef de l’armée tout entière. Non, il n’en aurait pas été le moins du monde surpris ; et même, il s’y attendait.

Elle releva les yeux.

— Quoi ?

— Savez-vous qui je suis ? Connaissez-vous mon nom, mon rang ?

— Non, cracha-t-elle. Pourquoi, je devrais ?

— Non, non, fit-il en riant.

Puis il se détourna à nouveau.

Il considéra brièvement le rideau de pluie grisâtre comme s’il s’agissait d’un vieil ami, puis fit demi-tour, regagna le lit et s’y écroula à nouveau.

Le gouvernement non plus ne serait pas très content. Avec tout ce qu’il leur avait fait miroiter… Les richesses, les terres, les fruits de l’aisance, du prestige et du pouvoir. Ils le feraient exécuter, si la Culture ne le tirait pas de là ; ils lui réserveraient la mort pour le punir de sa défaite. La victoire leur aurait appartenu à eux, mais la défaite était sienne. Un grief bien banal.

Il essaya de se dire que, dans l’ensemble, il avait tout de même remporté des victoires. Il le savait, d’ailleurs, mais c’étaient seulement les moments d’échec, les instants de paralysie qui le faisaient réfléchir vraiment, et s’efforcer de relier tous les fils de sa vie pour reconstituer la tapisserie dans son ensemble. Alors ses pensées se tournaient encore et toujours vers le cuirassé Staberinde et ce qu’il représentait ; alors il repensait au Chaisier, et à la culpabilité sans fin qui se cachait derrière cet impersonnel sobriquet…

Cette fois-ci, la défaite était d’une meilleure espèce ; elle était moins liée à sa personne propre. Il était chef des armées et responsable devant le gouvernement, dont les membres pouvaient le supprimer ; au bout du compte, donc, ce n’était pas lui le responsable mais eux. Il n’y avait rien de personnel non plus dans le conflit proprement dit : il n’avait jamais rencontré les dirigeants du camp ennemi ; pour lui, c’étaient des étrangers. Seules lui étaient familiers leurs coutumes militaires et leurs mouvements ou rassemblements de troupes préférés. La netteté de ce schisme paraissait adoucir la pluie de coups. Dans une certaine mesure.

Il enviait les gens qui pouvaient naître, grandir et évoluer en compagnie de leur entourage, avoir des amis, puis s’installer quelque part au milieu de personnes connues pour mener une existence ordinaire, peu spectaculaire et sans risques ; ceux qui pouvaient vieillir puis être remplacés, avec leurs enfants qui venaient leur rendre visite…, et pour finir, mourir vieux et séniles, contents de tout ce qui leur était arrivé.

Jamais il n’aurait cru qu’il aurait un jour de telles pensées, qu’il mourrait d’envie d’être comme ces gens-là et de connaître des désespoirs aussi profonds, des joies aussi grandes ; de ne jamais forcer la vie, le destin, mais de rester au contraire mineur, insignifiant, sans influence.

Cela lui parut infiniment doux, follement désirable, sur le moment et pour l’éternité, car une fois dans cette situation, une fois qu’on y était… éprouvait-on jamais l’atroce besoin d’agir comme il l’avait fait, de viser aussi haut ? Il en doutait. Il se retourna pour regarder la femme attachée à la chaise.

Mais c’était inutile, insensé ; il voulut s’étourdir de pensées frivoles : si j’étais un oiseau de mer… Mais comment peut-on être un oiseau de mer ? J’aurais alors un cerveau minuscule, stupide, j’adorerais picorer les entrailles de poissons à moitié pourris ainsi que les yeux des petits herbivores ; je ne connaîtrais pas la poésie, je ne pourrais jamais apprécier autant que les hommes la capacité de voler ; ces hommes qui, cloués au sol, rêvent d’être à ma place.

Si on avait envie d’être un oiseau de mer, on méritait d’en être un.

— Ah ! Le général et la cantinière ! Mais vous n’avez rien compris, mon général, c’est sur le lit qu’il fallait l’attacher…

Il fit un bond, se retourna prestement tout en portant la main à son holster.

Kirive Socroft Rogtam-Bar referma la porte d’un coup de pied et s’immobilisa sur le seuil. Il secoua sa grande cape luisante toute détrempée de pluie en souriant ironiquement ; il était d’une fraîcheur exaspérante, pour quelqu’un qui n’avait pas dormi depuis plusieurs jours.

— Bar ?

Il faillit lui sauter au cou ; les deux hommes s’étreignirent en riant.

— Lui-même. Salut à vous, général Zakalwe. Vous plairait-il de vous embarquer en ma compagnie dans un véhicule volé ? Un Amphib’ m’attend dehors…

— Comment ?

Il rouvrit la porte à la volée et regarda en direction de l’eau. Là, à cinquante mètres, près d’une des grandes machines, se trouvait un gros camion amphibie tout cabossé.

— Mais…, c’est un de leurs camions ! fit-il en riant.

— Oui, je le crains, répondit Rogtam-Bar en hochant la tête d’un air malheureux. Et en plus, on dirait qu’ils veulent le récupérer.

— Ah bon ?

Il éclata à nouveau de rire.

— Oui. À propos, je suis désolé de devoir vous apprendre que le gouvernement est tombé. Contraint de remettre sa démission.

— Quoi ? À cause de tout ça ?

— C’est mon sentiment, en tout cas. À mon avis, ils étaient tellement occupés à vous mettre sur le dos l’issue fatale de leur guerre inepte qu’ils n’ont pas vu que le peuple les en accusait, eux. Ils dormaient à poings fermés, comme d’habitude. (Il sourit.) Ah ! Quant à votre idée – complètement folle – d’envoyer un commando placer des charges submersibles dans le bassin de retenue de Maclin… eh bien, ça a marché ! Toute l’eau s’est déversée sur le barrage et le réservoir a débordé. Si l’on en croit les services de renseignements, le barrage lui-même n’a pas à proprement cédé : il s’est abattu d’un seul tenant… C’est bien comme ça qu’on dit ? Bref… une énorme quantité d’eau s’est engouffrée dans la vallée et a emporté la majeure partie du poste de commandement de la Cinquième Armée… sans compter une bonne portion de la Cinquième elle-même, à en juger par les corps et les tentes qu’on a vus défiler à la surface devant nos lignes, ces dernières heures… Et nous qui vous trouvions cinglé de traîner partout cet hydrologue avec l’état-major depuis une semaine ! (Rogtam-Bar frappa l’une contre l’autre ses mains gantées.)

— Bref. Ça doit être grave ; on parle d’armistice, malheureusement.

Il contempla son général de la tête aux pieds.

— Mais il va falloir présenter mieux que ça, m’est avis, si vous devez entreprendre des négociations avec nos petits amis d’en face. Vous avez fait du catch dans la boue, général ?

— Je n’ai lutté que contre ma conscience.

— Vraiment ? Et qui a gagné ?

— Eh bien, ce fut une de ces circonstances très rares où la violence est impuissante.

— Je connais le scénario ; ça se produit généralement quand on essaie de décider si on va ouvrir une bouteille de plus.

Bar indiqua la porte d’un mouvement de tête.

— Après vous. (Il sortit un grand parapluie de dessous son manteau et l’ouvrit.) Général… permettez-moi !