Puis il jeta un regard vers le centre de la pièce.
— Que fait-on de votre amie ?
— Oh ! (Il jeta un regard en arrière à la femme qui s’était retournée et fixait sur eux un regard horrifié.) Ah oui. Mon public captif. (Il haussa les épaules.) J’ai vu de plus étranges mascottes. Prenons-la avec nous.
— Ne jamais contester les ordres du haut commandement, fit Bar. (Sur ce, il lui passa le parapluie.) Tenez, prenez ça. Moi, je la prends, elle. (Il enveloppa la femme d’un regard rassurant et rejeta son calot vers l’arrière.) Façon de parler, m’dame, ajouta-t-il.
La femme laissa échapper un cri perçant. Rogtam-Bar fit la grimace.
— Et elle fait ça souvent ?
— Oui. Et faites attention à sa tête quand vous la soulèverez ; elle a failli me faire éclater le nez.
— Alors qu’il a déjà des formes si séduisantes ! Rendez-vous à l’Amphib’, mon général.
— Parfaitement, répliqua l’autre en manœuvrant pour faire passer le parapluie par l’ouverture de la porte avant de descendre la petite pente bétonnée en sifflotant.
— Chien d’infidèle ! hurla la femme depuis sa chaise tandis que Rogtam-Bar s’approchait par-derrière avec un luxe de précautions.
— Vous avez de la chance, l’informa-t-il. Normalement, je ne m’arrête jamais pour prendre les autostoppeurs.
Il souleva la chaise et la femme d’un seul mouvement et les emporta toutes deux vers le véhicule, où il les laissa choir à l’arrière.
La femme n’avait pas cessé de crier.
— Est-ce qu’elle a fait ce boucan pendant toute votre cohabitation ? s’enquit Rogtam-Bar en repartant en marche arrière vers la rivière en crue.
— La plupart du temps, oui.
— Je m’étonne que vous vous soyez entendu penser.
Il regarda par la fenêtre et, plongeant son regard dans la pluie battante, eut un sourire attristé.
Une fois la paix signée, il fut rétrogradé et dépouillé de plusieurs médailles. Il s’en alla quelque temps plus tard, et la Culture ne parut pas le moins du monde déçue des résultats qu’il avait obtenus.
Sept
La ville s’était propagée dans un canyon de deux kilomètres de profondeur sur dix de large qui serpentait dans le désert sur une longueur de huit cents kilomètres, entaille irrégulière dans la croûte de la planète.
Debout au bord du précipice, le regard tourné vers le bas, il avait en face de lui un enchevêtrement étage d’immeubles et de maisons, de rues et d’escaliers, de gouttières et de voies ferrées, le tout gris et brumeux, superposé par couches vaporeuses, sous un soleil couchant d’un rouge indistinct.
Telles les eaux lentes du barrage qui se brise, de nébuleux rouleaux de nuages tombaient en oscillant dans le canyon, où ils s’empêtraient durablement dans les flèches et les fissures de son architecture avant de se dissiper comme autant de pensées lasses.
En de très rares endroits, les constructions les plus élevées dépassaient le bord du précipice pour se déverser dans le désert ; mais pour le reste, la cité donnait l’impression de ne pas posséder l’énergie, l’élan nécessaires pour s’avancer aussi loin, et s’était donc contentée du canyon ; elle y était à l’abri des vents, et son microclimat naturel lui garantissait une température douce et constante.
Piquetée de lumières imprécises, la ville semblait curieusement immobile et muette. Il écouta attentivement et finit par discerner ce qui lui parut être le hululement aigu d’un quelconque animal s’élevant de tel ou tel faubourg embrumé. Puis, scrutant les cieux, il aperçut au loin un tournoiement de points noirs : des oiseaux planant dans l’atmosphère impassible alourdie par le froid. Glissant tout là-bas au-dessus des terrasses encombrées, des rues en escalier et des routes en zigzag, ils émettaient de lointains criaillements rauques.
Plus bas encore, il distingua des trains silencieux, minces traits de lumière filant lentement entre les tunnels. L’eau se présentait sous la forme de lignes noires, dans les aqueducs et les canaux. Partout couraient des routes, et le long de ces routes des véhicules qui détalaient, légers comme des étincelles, minuscules proies pour les oiseaux qui tournoyaient dans les hauteurs.
C’était une froide soirée d’automne, et il sentait la morsure de l’air. Il avait ôté sa combinaison de combat et l’avait laissée dans la capsule, venue s’enfouir dans une cuvette sablonneuse ; il portait à présent les vêtements bouffants revenus à la mode ici ; cette tenue était déjà en vogue lors de sa dernière mission, et il se sentit étrangement satisfait d’être resté assez longtemps absent pour que la mode ait pu achever un cycle complet. Il n’était pas superstitieux, mais la coïncidence l’amusait.
Il s’accroupit et toucha le rebord de la falaise. Il ramassa une poignée de gravillons mêlés d’herbes sauvages qu’il laissa filer entre ses doigts. Puis il soupira, se redressa et enfila des gants avant de se coiffer d’un chapeau.
La ville portait le nom de Solotol, et c’était là que vivait Tsoldrin Beychaé.
Il chassa un peu de sable de son pardessus, un vieil imperméable fabriqué bien loin de là et qui n’avait qu’une valeur purement sentimentale, chaussa une paire de lunettes très foncées, reprit sa modeste valise et descendit vers la ville.
— Bonsoir, monsieur. Que puis-je faire pour vous ?
— Je voudrais les deux derniers étages, s’il vous plaît.
L’employé prit un air perplexe, puis se pencha en avant.
— Je vous demande pardon, monsieur ?
— Les deux derniers étages de l’hôtel ; j’aimerais les louer, reprit-il en souriant. Je m’excuse, je n’ai pas réservé.
— Euh…, proféra l’employé. (Il surprit son propre reflet dans les verres fumés de son interlocuteur et parut légèrement inquiet.) Les deux… ?
— Ce n’est pas une chambre que je veux, ni une suite, ni un étage, mais deux étages, et pas n’importe lesquels : les deux derniers. Si vous y avez actuellement des pensionnaires, voudriez-vous les prier courtoisement d’accepter d’autres chambres ? Je réglerai leur note jusqu’à aujourd’hui.
— Je vois…, fit l’employé de l’hôtel. (Il n’avait pas l’air de savoir très bien s’il devait ou non prendre tout cela au sérieux.) Et… combien de temps Monsieur pensait-il rester ?
— Indéfiniment. Je vous paierai un mois d’avance. Mes avocats vous câbleront la somme d’ici demain, à l’heure du déjeuner. (Il ouvrit sa valise et en sortit une liasse de billets de banque qu’il déposa sur le comptoir.) Je peux vous régler une nuit en liquide, si vous voulez.
— Je vois, fit à nouveau l’employé, les yeux rivés à la liasse. Très bien ; si Monsieur veut bien remplir cette fiche…
— Merci. Par ailleurs, je veux un ascenseur réservé à mon usage personnel, ainsi qu’un accès au toit. Un passe-partout serait sans doute la meilleure solution.
— Ah ! Mais certainement. Je vois. Veuillez m’excuser un instant, monsieur.
Sur ces mots, l’employé s’en fut chercher le directeur.
Il négocia une remise globale sur l’ensemble des deux étages, puis accepta de payer un forfait pour l’usage de l’ascenseur et l’accès au toit, ce qui ramena le prix à son niveau de départ. Mais il aimait marchander.
— Et le nom de Monsieur ?
— Je m’appelle Staberinde.
Il choisit une suite au dernier étage, dans l’angle qui donnait sur la plus grande longueur de la ville-canyon. Il déverrouilla tous les placards, toutes les portes, les volets, les auvents de terrasse et les armoires de toilette, puis laissa tout ouvert. Il testa la baignoire : l’eau était bien chaude. Il sortit deux chaises de la chambre et quatre autres du salon et les transporta dans la suite voisine. Puis il alluma toutes les lumières et examina chaque objet.