— Entendu. Très bien.
— Bon ! Rendez-vous dans deux heures.
— Oui. D’accord. Au revoir.
Il remonta à nouveau le volume de l’écran.
On a très peu construit, ces quelques derniers siècles ; Solotol est un monument, une institution, un musée. Les usines, comme les habitants, ont pour la plupart disparu. Trois universités confèrent un peu de vie à certains quartiers de la ville durant une partie de l’année, mais beaucoup trouvent l’ambiance archaïque, voire débilitante, encore que certains se plaisent à vivre dans ce qui est, effectivement, le passé. Solotol n’a pas d’éclairage céleste, ses trains se déplacent toujours sur des rails métalliques, et les véhicules terrestres sont cloués au sol car il est interdit de voler dans la ville ou de la survoler. Par bien des aspects, c’est une vieille ville triste ; de vastes secteurs demeurent inhabités, ou habités une partie de l’année seulement. La ville a le titre de capitale, mais sans pour autant représenter la société à laquelle elle appartient ; elle est une sorte d’exposition permanente qu’un public nombreux vient visiter, mais où peu de gens décident de s’installer.
Il secoua la tête, chaussa ses lunettes noires et éteignit l’écran.
Quand le vent soufflait dans la bonne direction, il propulsait dans les airs d’énormes paquets de billets de banque qu’il chassait d’un vieux canon à feux d’artifice installé dans un jardin suspendu ; les morceaux de papier retombaient en voletant comme des flocons de neige précoces. Il avait fait décorer la rue au moyen de banderoles, de serpentins et de ballons, et demandé qu’on y installe une foule de tables, de chaises, et de bars distribuant des boissons gratuites ; des passages couverts couraient de chaque côté, et la musique résonnait. On avait tendu des auvents de couleurs vives au-dessus des endroits importants, tels que le kiosque à musique et les bars, mais c’était bien inutile ; la journée était ensoleillée, et chaude pour la saison. Posté à la plus haute fenêtre d’un des plus hauts immeubles de la rue, il souriait en contemplant la foule.
Il se passait si peu de choses en ville, pendant la morte saison, que le carnaval avait immédiatement attiré l’attention générale. Il avait loué les services d’extras pour servir au public les drogues, les plats et les boissons offerts. Il avait par ailleurs interdit les voitures et les trouble-fête, et les gens qui ne souriaient pas en tentant de pénétrer dans la rue se voyaient contraints de porter des masques de carnaval, jusqu’à ce qu’ils se soient un peu déridés. Accoudé à sa fenêtre haut perchée, il inspira à pleins poumons, et ceux-ci s’imprégnèrent du fumet entêtant qui s’échappait d’un bar pris d’assaut, juste au-dessous de lui ; les vapeurs de drogue s’arrêtaient à sa hauteur et y formaient un nuage. Il sourit : il trouvait cela très encourageant ; tout marchait à la perfection.
Les gens allaient et venaient, conversaient en tête à tête ou par petits groupes, échangeaient leurs bols fumants, et tout cela en riant ou en souriant. On écoutait l’orchestre, on regardait les autres danser, on poussait des acclamations sonores chaque fois que le canon tirait une fusée de feux d’artifice. Un grand nombre de gens s’esclaffaient en lisant les tracts pleins de plaisanteries politiques qu’on distribuait avec les bols de drogue ou de nourriture, ainsi qu’avec les masques et les cotillons ; on riait aussi des grandes banderoles tapageuses tendues sur les façades des vieilles maisons délabrées, mais aussi en travers de la rue elle-même. Leur message était soit absurde, soit également humoristique : LES PACIFISTES AU POTEAU ! Ou bien : ET LES EXPERTS ? QU’EST-CE QU’ILS EN SAVENT ? en étaient les deux exemples les plus traduisibles.
Il y avait des jeux, des concours d’astuce ou de force physique, il y avait des fleurs gracieusement offertes, des chapeaux fantaisie, sans compter le stand Compliments, qui remportait un franc succès ; pour une somme modique (ou un chapeau en papier, ou n’importe quoi d’autre) on s’entendait déclarer qu’on était vraiment quelqu’un de bien, un être plaisant, bon, modeste, équilibré, discret, mesuré, sincère, respectueux, avenant, gai et plein de bonne volonté.
Les stores relevés au-dessus de sa tête, front dégagé et cheveux coiffés en arrière, il contemplait le spectacle. En bas, dans le flot de la foule, il n’aurait pas pu s’intégrer tout à fait, il le savait. Mais, de sa position privilégiée, en baissant les yeux, il était à même de percevoir la foule sous la forme d’une masse aux multiples visages ; les gens étaient assez loin de lui pour constituer un thème unique, mais assez proches pour y introduire leurs propres variations harmonieuses. Ils s’amusaient, on les faisait rire aux éclats ou simplement pouffer, on les poussait à perdre la tête à force de drogues, captivés par la musique, légèrement affolés par l’ambiance.
Il observait deux personnes en particulier.
C’étaient un homme et une femme qui remontaient la rue d’un pas tranquille en regardant tout autour d’eux. Lui était grand, avec des cheveux brun foncé coupés court qui bénéficiaient d’une permanente floue et légèrement bouclée ; élégamment vêtu, il tenait dans une main un petit béret de couleur sombre, tandis qu’à l’autre pendait négligemment un masque.
La femme qui l’accompagnait était presque aussi grande, et portait comme lui des vêtements d’un gris-noir discret, agrémentés d’un mandala blanc plissé en éventail autour de son cou. Ses cheveux noirs et parfaitement raides lui tombaient sur les épaules. À voir sa démarche, on aurait dit que tout le monde l’admirait sur son passage.
Tous deux marchaient côte à côte, sans se toucher ; de temps en temps, ils échangeaient quelques mots, se contentant d’incliner légèrement la tête vers l’autre en regardant ailleurs – peut-être suivaient-ils alors du regard ce dont ils étaient en train de parler.
Il crut les avoir vus en photo au cours d’une séance d’étude à bord du VSG. Il tourna légèrement la tête de côté pour être sûr que le terminal-boucle d’oreille en prendrait un bon cliché, puis ordonna au petit appareil de garder l’image en mémoire.
Quelques instants plus tard, les deux individus disparaissaient sous les banderoles du bout de la rue ; ils avaient traversé tout le carnaval sans participer à quoi que ce soit.
Dans la rue, la fête battait son plein ; une petite averse survint qui força l’assistance à trouver refuge sous les auvents et les passages couverts, ainsi que dans quelques-unes des maisonnettes qui bordaient la rue ; mais elle fut de courte durée, et l’affluence ne cessait de croître. De petits enfants couraient en traînant derrière eux de longs serpentins de papier aux couleurs vives et allaient enrouler leur sillage bigarré autour des poteaux, des gens, des stalles et des tables. Des pétards-à-fumée explosaient en répandant des boules vaporeuses d’encens coloré, et des invités hilares vacillaient çà et là, cherchant leur souffle, multipliant les claques dans le dos et les cris lancés aux enfants qui leur lançaient des cotillons.
Il s’éloigna de la fenêtre ; le spectacle commençait à l’ennuyer. Il alla s’asseoir un moment sur une vieille caisse posée dans la poussière ; pensif, il se frottait le menton, et ne leva les yeux qu’au moment où une avalanche inversée de ballons pressés les uns contre les autres passa devant sa croisée en montant vers le ciel. Il rabattit ses lunettes noires. De l’intérieur, les ballons avaient exactement la même allure.
Il descendit l’escalier étroit et ses bottes résonnèrent sur le bois ancien des marches ; arrivé en bas, il décrocha son vieil imperméable et sortit par la porte de derrière, qui donnait dans une autre rue.
Il prit place à l’arrière de la voiture et le chauffeur démarra ; les immeubles anciens se mirent à défiler de part et d’autre. Ils arrivèrent au bout de la rue et tournèrent pour s’engager dans une voie en pente raide, perpendiculaire à la leur et à celle de la fête. Ils dépassèrent une longue voiture de couleur sombre où se trouvaient l’homme et la femme qu’il avait vus plus tôt.