Il jeta un coup d’œil en arrière : la voiture sombre les suivait.
Il ordonna au chauffeur de ne pas tenir compte des limitations de vitesse. Ils foncèrent donc à toute allure, mais l’autre voiture en fit autant. Il tint bon et regarda la ville glisser derrière les vitres de la voiture. Ils traversèrent en un clin d’œil un des anciens quartiers ministériels, dont les imposantes bâtisses grises étaient lourdement ornées de fontaines murales et de rigoles ; le ruissellement des vagues verticales dessinait une série de motifs complexes en tombant le long des murs comme un rideau de théâtre. Il y avait bien des herbes folles, mais moins qu’on aurait pu s’y attendre. Il n’arrivait pas à se rappeler si on laissait geler ces cascades murales, si on les coupait pendant l’hiver ou bien si on les additionnait d’antigel. Dans bien des cas, les façades disparaissaient sous les échafaudages. Des ouvriers qui frottaient et grattaient la pierre usée se retournèrent pour voir les deux puissantes voitures filer à travers les places et les esplanades.
Il agrippa une poignée prévue à cet effet à l’arrière de la voiture et se mit à faire un tri dans un volumineux trousseau de clefs.
Ils s’arrêtèrent dans une vieille rue étroite, non loin des rives du grand fleuve. Il descendit précipitamment et franchit en toute hâte le petit porche d’entrée d’un haut immeuble. La voiture qui les avait pris en chasse passa dans la ruelle dans un vrombissement tandis qu’il refermait la porte sans la verrouiller derrière lui. Il descendit quelques marches et ouvrit, grâce à ses clefs, plusieurs portails rouillés. Lorsqu’il parvint au plus bas niveau du bâtiment, il trouva le funiculaire qui attendait à quai. Il en ouvrit la portière, entra et actionna le levier.
Le wagon fut légèrement ébranlé au démarrage, mais poursuivit sans heurt son ascension. L’homme sourit en regardant par la vitre arrière ses deux poursuivants déboucher sur le quai, puis lever la tête vers le petit funiculaire et le voir disparaître dans le tunnel. Le véhicule parvint tant bien que mal au sommet du plan incliné en pente douce et émergea dans la lumière.
Au moment où le wagon qui montait et celui qui descendait se croisèrent, il sortit sur le marchepied et sauta dans le funiculaire qui repartait dans l’autre sens. Entraîné par la surcharge d’eau pompée dans la rivière au terminus de cette vieille ligne puis stockée dans ses réservoirs, le véhicule poursuivit sa descente. L’homme attendit un peu, puis sauta à nouveau lorsqu’il eut accompli environ un quart du chemin vers le bas, mais cette fois-ci sur les marches qui longeaient la voie. Puis il escalada une interminable échelle métallique qui menait dans un autre immeuble.
Lorsqu’il arriva au sommet, il transpirait légèrement. Il ôta alors son imperméable, le plia sur son bras et regagna l’hôtel à pied.
La pièce était très vaste et d’allure moderne, avec de grandes fenêtres. Le mobilier était intégré aux murs recouverts de plastique, et la lumière provenait de renflements dans un plafond d’un seul tenant. Un homme se tenait debout et regardait la première neige tomber doucement sur la ville grise ; c’était la fin de l’après-midi, et le jour déclinait rapidement. Une femme était couchée à plat ventre sur un divan blanc, les coudes écartés mais les mains jointes sous son visage tourné de côté. Ses yeux étaient clos et son corps pâle et huilé livré aux mains apparemment sans égards d’un masseur à la carrure imposante et au visage couvert de cicatrices.
L’homme qui se tenait près de la fenêtre voyait tomber la neige de deux manières différentes. D’abord, en tant que masse : il rivait son regard à un point fixe de telle sorte que les flocons se réduisaient à de simples tourbillons et que les oscillations de l’air et les brèves rafales de vent léger qui les chassaient deviennent visibles par l’intermédiaire des cercles, des spirales et des plongeons qu’ils décrivaient. Puis, considérant la neige comme un ensemble de flocons distincts, il en choisissait un au point le plus haut de cette galaxie de gris sur fond gris et voyait un unique trajet, une seule voie descendante à travers la silencieuse précipitation de la chute.
Il les regardait atterrir sur le rebord noir de la fenêtre et former inexorablement, encore qu’imperceptiblement sur l’appui un matelas blanc et moelleux. D’autres venaient frapper la fenêtre proprement dite et s’y collaient quelques secondes avant de repartir, chassés par le vent.
La femme paraissait endormie. Ses lèvres dessinaient un petit sourire, et la géographie exacte de son visage se déformait par instants sous les tiraillements que le masseur aux cheveux gris exerçait sur son dos, ses épaules et ses flancs. Sa chair huilée suivait le mouvement, et les doigts mobiles triturant et malaxant la peau tel le va-et-vient des algues sous-marines sous l’action de la mer semblaient lui conférer de la force sans causer de friction. Une serviette-éponge noire lui couvrait les fesses, ses cheveux dénoués dissimulaient une partie de son visage, et ses seins blêmes formaient deux ovales étirés écrasés sous le poids de son corps mince.
— Que faut-il faire, alors ?
— Nous devons en savoir plus.
— Voilà qui est vrai en toute circonstance. Nous nous retrouvons donc confrontés au même problème.
— Nous aurions pu le faire expulser.
— Pour quel motif ?
— Nul besoin de motif, encore qu’il ne nous serait pas difficile d’en inventer un.
— Cela pourrait déclencher une guerre pour laquelle nous ne sommes pas encore prêts.
— Chut ! Nous ne devons pas parler de cette affaire de « guerre ». Nous entretenons officiellement les meilleures relations qui soient avec les membres de la Fédération ; il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Nous avons la situation bien en main.
— A déclaré le porte-parole officiel… Crois-tu que nous devrions nous débarrasser de lui ?
— C’est sans doute la solution la plus sage. On se sentirait peut-être plus à l’aise une fois cet homme écarté… J’ai l’affreux pressentiment qu’il n’est pas venu pour rien. Il a reçu l’autorisation de puiser à discrétion dans les fonds de la Fondation Avant-garde, et cette… cette organisation délibérément cachottière ne cesse de contrecarrer nos plans depuis maintenant trente ans. L’identité et le lieu de résidence de ses propriétaires et de ses dirigeants reste un des secrets les mieux gardés de l’Amas. Il s’agit là d’une discrétion sans précédent. Et voilà que – brusquement – cet homme fait son apparition, dépense de l’argent avec une prodigalité tout à fait vulgaire, et fait tout pour se faire remarquer – tout en maintenant une certaine apparence de timidité coquette… alors que c’est vraiment la dernière chose à faire en ce moment.
— Peut-être est-ce lui, la Fondation Avant-garde.
— Absurde. Dans la mesure où l’on peut se prononcer, il s’agit certainement d’êtres venus d’ailleurs qui se mêlent de nos affaires, ou bien d’une machine programmée pour faire le bien, soit qu’elle opère conformément aux dispositions testamentaires de quelque magnat décédé (peut-être par transcription d’une personnalité humaine), soit qu’on se trouve en présence d’une machine dévoyée ayant accédé accidentellement à la conscience, et que personne ne contrôle plus. Je crois que toutes les autres possibilités ont été écartées, les unes après les autres, au fil des ans. Ce Staberinde est un pantin manipulé ; il dépense avec la fièvre de l’enfant qui craint que la générosité dont il est l’objet ne dure pas. On dirait un paysan qui a gagné à la tombola. C’est répugnant. Néanmoins, et je le répète, il n’est certainement pas venu pour rien.