— Bon, d’accord, marmonna-t-il.
Il s’effondra à nouveau sur le dos, les mains pressées contre la poitrine, les yeux rivés au doux ciel bleu. Une chaise, qu’est-ce que ça avait de si terrible, après tout ? Il se remit à ramper.
Il se traîna sur le pourtour de la petite mare, raclant de tout son long les déjections noirâtres des oiseaux, et, au bout d’un moment, se tourna vers les eaux du lac. Il n’alla pas plus loin. Il s’arrêta, repartit dans l’autre sens et recommença à tourner autour de la mare en se frayant un chemin à travers les boulettes de fiente et en demandant pardon aux insectes de les déranger au passage. Quand il fut revenu à son point de départ, il s’immobilisa et essaya de s’orienter.
La brise tiède chassait vers lui les émanations sulfureuses du lac.
… Alors il fut de nouveau dans le jardin, la tête toute pleine du parfum des fleurs.
Il y avait eu jadis une grande maison, édifiée dans un domaine que bordait sur trois côtés un large fleuve, à mi-chemin entre les montagnes et la mer. Le domaine se composait de forêts séculaires et de pâturages peuplés d’animaux ; il y avait aussi une enfilade de collines couvertes de bêtes sauvages apeurées, des sentiers sinueux, des ruisseaux qu’enjambaient de petits ponts ; et puis des folies, des pergolas, des éclats de rire, des lacs d’agrément et de paisibles pavillons d’été rustiques.
Au fil des ans et des générations, nombre d’enfants virent le jour puis grandirent dans cette vaste demeure et jouèrent dans les jardins merveilleux qui l’entouraient, mais il y en eut quatre en particulier, quatre dont la vie prit de l’importance pour des gens qui n’avaient jamais vu la maison, ni même jamais entendu le nom de leur famille. Deux de ces enfants étaient sœurs ; elles s’appelaient respectivement Darckense et Livuéta. L’un des garçons était leur frère aîné : Chéradénine ; et tous portaient le même nom de famille : Zakalwe. Le dernier enfant n’était pas leur parent, mais venait d’une famille alliée depuis longtemps à la leur ; il s’appelait Éléthiomel.
Chéradénine était l’aîné des garçons ; il se rappelait à peine l’agitation qui s’était emparée de la maison à l’arrivée de la mère d’Éléthiomel, en larmes et enceinte jusqu’aux yeux, tout entourée de domestiques empressés, de formidables gardes du corps et de caméristes éplorées. L’espace de quelques jours, l’attention de tous avait paru centrée sur cette femme qui portait un enfant dans son ventre, et – si ses sœurs avaient repris leurs jeux de bon cœur en profitant de ce que leurs nounous et leurs gardes relâchaient quelque peu leur surveillance – lui avait éprouvé du ressentiment à l’égard de cet enfant à naître.
Un détachement de la cavalerie royale était arrivé une semaine plus tard, et il revoyait encore son père leur parler calmement, sur le grand escalier qui descendait dans la cour, tandis que ses propres hommes investissaient silencieusement la maison et prenaient rapidement position devant chaque fenêtre. Chéradénine était parti en quête de sa mère ; il s’était élancé dans les couloirs et avait tendu une main devant lui, comme pour tenir les rênes, tandis que, de l’autre, il se cravachait la hanche en faisant « cataclop cataclop cataclop » : il jouait à faire partie de la cavalerie. Il avait trouvé sa mère en compagnie de la dame qui portait un enfant en elle ; cette dernière pleurait, et on l’avait renvoyé sur-le-champ.
Le petit garçon était né cette nuit-là, dans un concert de cris.
Chéradénine nota qu’à partir de ce jour l’ambiance changea, considérablement dans la maison, et que chacun était à la fois encore plus affairé et encore moins soucieux qu’avant.
Pendant quelques années, il put tourmenter à loisir son cadet ; mais Éléthiomel, qui grandissait plus vite que lui, fut bientôt en mesure de riposter, et une trêve précaire s’instaura entre les deux enfants. Des précepteurs leur dispensaient leur enseignement, et Chéradénine ne tarda pas à s’apercevoir qu’Éléthiomel était leur préféré : il apprenait toujours plus vite que lui et s’entendait régulièrement complimenter pour la précocité de ses talents ; toujours on disait de lui qu’il était en avance, qu’il était intelligent et éveillé. Chéradénine fit de son mieux pour l’égaler et fut modestement récompensé pour n’avoir pas purement et simplement baissé les bras, mais il avait invariablement le sentiment de ne pas être réellement apprécié à sa juste valeur. Leurs instructeurs d’arts martiaux faisaient preuve d’un peu plus d’équité en ce qui concernait leurs mérites respectifs : Chéradénine était le meilleur au corps à corps et à la lutte à mains nues, Éléthiomel le plus accompli au tir et au fleuret (sous la surveillance qui s’imposait, car l’enfant avait tendance à se laisser emporter), encore qu’au couteau Chéradénine n’ait rien à lui envier.
Les deux sœurs les aimaient autant l’un que l’autre ; ils passaient de longs étés et de courts hivers glaciaux à jouer, et (excepté la première année, après la naissance d’Éléthiomel) vivaient une partie du printemps et de l’automne dans la grande cité tout au bout du fleuve, où les parents de Darckense, Livuéta et Chéradénine possédaient une grande maison de ville qu’aucun d’entre eux n’aimait : son jardin était trop petit, et les jardins publics trop fréquentés. La mère d’Éléthiomel était toujours beaucoup plus silencieuse quand ils se rendaient en ville ; elle pleurait plus souvent et s’absentait quelques jours de temps en temps ; tout excitée avant de partir, elle revenait invariablement en larmes.
Un jour qu’ils étaient à la ville (c’était pendant l’automne) et prenaient garde à ne pas se trouver dans les jambes des adultes, décidément enclins à s’emporter facilement, un messager s’était présenté.
Ils ne purent pas ne pas entendre les cris ; ils laissèrent donc en plan leur guerre pour rire et sortirent précipitamment sur le palier, devant la nursery, pour passer discrètement la tête entre les barreaux de la rampe et regarder en bas dans le grand hall, où le messager se tenait, tête basse, tandis que la mère d’Éléthiomel poussait des hurlements. Le père et la mère de Chéradénine, Livuéta et Darckense la serraient tous deux dans leurs bras et lui parlaient doucement. Au bout d’un moment, leur père fit signe au messager de s’en aller, et la femme en pleine crise d’hystérie s’effondra silencieusement sur le sol, un morceau de papier froissé à la main.
Ce fut alors que Père leva les yeux et vit les enfants, mais ce fut sur Éléthiomel que son regard se posa, non sur Chéradénine. Bien vite après cela, on les envoya se coucher.
Ils repartirent pour la maison de campagne quelques jours plus tard ; la mère d’Éléthiomel ne cessait de pleurer et ne descendait plus pour les repas.
— Ton père était un assassin. On l’a condamné à mort parce qu’il avait tué des tas de gens.
Assis sur le faux bastingage de pierre, Chéradénine laissait pendre ses jambes par-dessus bord. Il faisait une journée magnifique dans le jardin, et les arbres murmuraient dans le vent. Les deux sœurs riaient et gloussaient quelque part derrière eux en cueillant les fleurs qui poussaient au centre du bateau de pierre. Posé dans le lac occidental, celui-ci était relié au jardin par une courte chaussée dallée. Ils avaient joué un moment aux pirates, puis étaient partis explorer les massifs de fleurs qui ornaient le pont supérieur du bateau. Chéradénine avait amassé à côté de lui toute une série de petits cailloux qu’il jetait un par un dans l’eau calme ; comme il s’efforçait d’atteindre toujours le même point de la surface, il créait des cercles concentriques qui ressemblaient à une cible de tir à l’arc.
— Il n’a rien fait de tout cela, protesta Éléthiomel en donnant des coups de pied dans le bastingage en pierre, les yeux baissés. C’était un homme bon.