— S’il était si bon, pourquoi le Roi l’a-t-il fait exécuter ?
— Je ne sais pas. On a dû raconter des histoires sur son compte. Répandre des mensonges.
— Pourtant, le Roi est très intelligent ! déclara Chéradénine d’un ton triomphant en jetant un nouveau caillou au centre des cercles qui allaient s’élargissant sur l’eau. Plus intelligent que n’importe qui ! C’est pour cela qu’il est roi. Si les gens avaient raconté des mensonges, il le saurait.
— Je m’en fiche, répliqua Éléthiomel. Mon père n’était pas un mauvais homme.
— Si, et ta mère a dû se montrer exceptionnellement méchante, sinon on ne l’aurait pas obligée à garder si longtemps la chambre.
— Ce n’est pas vrai, elle n’a rien fait de mal !
Éléthiomel regarda son compagnon et sentit quelque chose gonfler dans sa tête, derrière ses yeux et son nez.
— Elle est malade. Elle ne peut pas quitter sa chambre !
— C’est ce qu’elle dit, commenta Chéradénine.
— Regardez ! Des millions de fleurs ! Regardez : on va fabriquer du parfum ! Vous voulez nous donner un coup de main ?
Les deux sœurs arrivaient derrière eux en courant, les bras chargés de fleurs.
— Élé…
Darckense essaya de prendre Éléthiomel par le bras. Il la repoussa.
— Oh, Élé, Chéra… S’il vous plaît, non, fit Livuéta.
— Elle n’a rien fait de mal ! cria le premier en direction du dos tourné de l’autre garçon.
— Si, si, si, chantonna Chéradénine avant de jeter un autre caillou dans le lac.
— C’est pas vrai ! hurla Éléthiomel qui se rua en avant et le poussa rudement dans le dos.
Chéradénine poussa un cri et bascula ; sa tête heurta la pierre dans sa chute. Les deux filles se mirent à hurler.
Éléthiomel se pencha sur le parapet et vit le garçon tomber dans une gerbe d’éclaboussures juste au centre de ses vaguelettes circulaires. Il disparut sous la surface, puis remonta et se mit à flotter sur le ventre, immobile, le visage dans l’eau.
Darckense poussa un nouveau cri.
— Oh, Élé, non ! (Livuéta laissa tomber toutes ses fleurs et courut en direction des marches. Sans cesser de crier, l’autre fille s’accroupit en s’adossant au parapet de pierre, écrasant ses fleurs contre sa poitrine.) Darck ! Va chercher quelqu’un, cours ! lui cria-t-elle depuis l’escalier.
Éléthiomel vit la petite silhouette immergée remuer faiblement et produire quelques bulles au moment où les pas de Livuéta se mettaient à résonner sur le pont inférieur.
Quelques secondes avant que la petite fille ne saute dans l’eau peu profonde pour aller repêcher son frère, et pendant que Darckense continuait de crier, Éléthiomel balaya d’un revers de main les quelques cailloux qui restaient sur le parapet ; ils tombèrent en pluie autour du petit garçon et s’enfoncèrent dans l’eau en crépitant.
Non, ce n’était pas ça. C’était forcément plus grave que ça, non ? Il était sûr qu’il y avait une chaise dans l’histoire (il se remémorait vaguement un bateau, aussi, mais manifestement ce n’était pas encore tout à fait ça non plus). Il s’efforça d’imaginer ce qui pouvait se produire de pire sur une chaise, rejeta une par une les visions qui lui venaient à l’esprit en décrétant que rien de tout cela n’était arrivé, ni à lui ni à personne de sa connaissance – pour autant qu’il se souvienne, du moins – et finit par en conclure que son obsession des chaises était uniquement due au hasard : ç’aurait pu être autre chose, mais c’était les chaises, voilà tout.
Et puis, il y avait les noms ; des noms dont il s’était servi ; des noms pour faire semblant qui ne lui appartenaient pas réellement. Quelle idée que de prendre le nom d’un navire ! Quel écervelé, quel méchant garçon ; voilà ce qu’il s’efforçait d’oublier. Il ne savait pas, il ne comprenait pas comment il avait pu se montrer stupide à ce point ; mais tout lui paraissait tellement clair, à présent ! Tellement évident. Il ne voulait plus penser au navire ; il voulait l’enterrer, au contraire, alors pourquoi lui emprunter son nom ?
Maintenant il se rendait compte, maintenant il comprenait, maintenant qu’il était trop tard pour intervenir de quelque manière que ce soit.
Ah, il se donnait lui-même envie de vomir.
Une chaise, un navire, et un… quelque chose d’autre. Il ne savait plus.
Les garçons apprenaient à travailler le métal, les filles faisaient de la poterie.
— Mais nous ne sommes pas des paysans, ni des… des…
— Des artisans, acheva Éléthiomel.
— Ne discutez pas et vous apprendrez un peu ce que c’est que de travailler le matériau brut, répondit aux deux garçons le père de Chéradénine.
— Mais ça n’a rien d’extraordinaire !
— L’écriture et le calcul non plus. La maîtrise de ces aptitudes ne fera pas plus de vous des employés aux écritures que le travail du fer ne fera de vous des forgerons.
— Mais…
— Vous ferez ce que l’on vous dit. Si cela est plus en accord avec les ambitions martiales que vous semblez tous deux posséder, vous êtes autorisés à vous confectionner des armes et des armures au cours de vos leçons.
Les deux garçons échangèrent un regard.
— Vous pourriez également dire à votre professeur de langue que je vous ai chargés de lui demander s’il était bienséant, pour deux jeunes gens de bonne éducation, de commencer toutes leurs phrases par le malencontreux mot « mais ». Ce sera tout.
— Merci, monsieur.
— Merci, monsieur.
Une fois sortis, ils tombèrent finalement d’accord pour dire que le travail du métal, ce n’était pas si mal, après tout.
— Mais il faut que nous parlions à Gros-Nez de cette histoire de « mais ». Il va nous donner des lignes à faire !
— Pas question. Ton vieux a dit : « Vous pourriez dire à Gros-Nez » ; ce n’est pas la même chose que : « Dites-lui ».
— Ah ! Je vois.
Livuéta voulait travailler le métal, elle aussi, mais son père ne le lui permit pas ; ce n’était pas convenable. Elle insista. Il tint bon. Elle bouda. Ils parvinrent à un compromis : elle ferait de la menuiserie.
Les garçons fabriquèrent des couteaux et des épées, Darckense fit des pots, et Livuéta des meubles pour un pavillon d’été situé tout au fond du domaine. Ce fut dans ce pavillon-là que Chéradénine découvrit…
Non non non, il ne voulait pas repenser à cela, merci. Il savait ce qui l’attendait.
Bon sang, il aurait encore préféré repenser à cette autre fois, et ce n’était pas non plus un bon souvenir, le jour où ils avaient pris un fusil dans l’armurerie…
Oh et puis non. En fait, il ne voulait pas penser du tout. Il essaya de chasser toutes ces pensées en se cognant la tête par terre sans quitter des yeux le ciel follement bleu, et en la cognant encore sur les rocs blêmes et écailleux, sous sa tête, d’où il avait plus tôt chassé les boulettes de guano, mais cela faisait vraiment trop mal, et puis les pierres cédaient sous les coups et, de toute façon, il n’aurait même pas eu la force de dissuader durablement un moustique, alors il cessa.
Où était-il, déjà ?
Ah oui, le cratère, le volcan noyé… nous sommes dans un cratère ; un vieux cratère dans un vieux volcan mort depuis bien longtemps et rempli d’eau. Au centre du cratère, il y avait une petite île ; et lui, il se trouvait sur cette petite île, à regarder ce qu’il y avait autour de l’île, les parois du cratère, et il était un homme, n’est-ce pas les enfants, un homme bien, et il était en train de mourir sur cette petite île, et…