— Hurler ? fit-il.
Dubitatif, le ciel le contempla de toute sa hauteur. Il était bleu.
C’était Éléthiomel qui avait eu l’idée de prendre le fusil. L’armurerie n’était pas fermée à clef, mais désormais sous bonne garde ; les adultes semblaient constamment occupés et soucieux, on parlait d’éloigner les enfants. L’été avait passé, et ils ne s’étaient toujours pas déplacés en ville. Ils commençaient à s’ennuyer.
— On pourrait s’échapper.
Ils marchaient sur un chemin qui traversait la propriété, en traînant les pieds dans les feuilles mortes. Éléthiomel parlait à voix basse. À présent, ils ne pouvaient même plus s’aventurer jusqu’ici sans être accompagnés par des gardes. Ceux-ci restaient à trente pas devant eux et vingt pas en arrière. Comment pouvait-on bien jouer avec tous ces gardes partout ? Certes, on les autorisait à sortir sans gardes à condition qu’ils restent près de la maison, mais c’était encore plus assommant.
— Ne dis pas de bêtises, protesta Livuéta.
— Ce ne sont pas des bêtises, rétorqua Darckense. On pourrait aller en ville. Ça serait chouette.
— Oui, tu as raison, fit Chéradénine.
— Pourquoi veux-tu aller en ville ? interrogea Livuéta. C’est peut-être… dangereux là-bas.
— Mais on s’ennuie tellement, ici ! dit Darckense.
— Tu peux le dire, renchérit Chéradénine.
— On pourrait prendre un bateau et s’enfuir toutes voiles dehors, reprit Chéradénine.
— On ne serait même pas obligés de manœuvrer les voiles, ni même de ramer, intervint Éléthiomel. Il suffirait de pousser un bon coup pour décoller de la rive, et tôt ou tard on arriverait en ville.
— Eh bien moi, je ne viens pas, déclara Livuéta en donnant un coup de pied dans les feuilles mortes.
— Oh, Livu, c’est toi qui es assommante maintenant. Allons, nous devons tout faire ensemble.
— Non, je ne veux pas, insista-t-elle.
Éléthiomel pinça les lèvres et expédia un formidable coup de pied dans un énorme tas de feuilles, qui explosa littéralement. Deux des gardes firent instantanément volte-face, puis se détendirent et détournèrent le regard.
— Il faut faire quelque chose, reprit le garçon en observant les gardes qui marchaient devant eux et en admirant les grosses armes automatiques qu’ils étaient autorisés à porter.
Lui-même n’avait jamais eu le droit de toucher à un vrai gros fusil ; rien que de minuscules pistolets de petit calibre, et quelques carabines légères.
Il attrapa une feuille qui retombait en voletant devant son visage.
— Les feuilles… (Il tourna et retourna la feuille morte en tous sens à hauteur de ses yeux.) Les arbres sont idiots, annonça-t-il à ses compagnons.
— Bien sûr qu’ils sont idiots, répondit Livuéta. Puisqu’ils n’ont ni nerfs ni cerveau.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit-il en froissant la feuille entre ses mains. Je voulais dire que leur existence même est stupide. Tout ce gaspillage, à chaque automne ! Un arbre qui conserverait ses feuilles ne serait pas obligé de s’en faire pousser d’autres ; il deviendrait plus gros que tous les autres. Il serait le roi des arbres.
— Mais ces feuilles sont très jolies ! s’exclama Darckense.
Éléthiomel secoua la tête et échangea un regard avec Chéradénine.
— Ah, les filles !
Il éclata d’un rire moqueur.
Il avait oublié l’autre mot qu’on employait pour désigner un cratère ; il y avait un autre terme pour décrire ce genre de grand cratère volcanique, il en était sûr, sûr et certain, il a suffi que je le pose une minute pour qu’une espèce de salaud vienne me le piquer, le salaud… si seulement j’arrivais à le retrouver, je… je l’avais mis là, juste là…
Où était le volcan ?
Le volcan était sur une grande île au milieu d’une mer intérieure, quelque part.
Il regarda, tout autour de lui, le lointain sommet des parois du cratère en essayant de se rappeler où se trouvait ce quelque part. Il fit un mouvement qui réveilla une douleur dans son épaule, là où un des voleurs l’avait poignardé. Il avait bien cherché à protéger sa blessure en chassant les nuées de mouches, mais il était presque sûr qu’elles y avaient d’ores et déjà déposé leurs œufs.
(Pas trop près du cœur ; au moins la portait-il toujours en lui à cet endroit-là, et il faudrait un bon moment pour que la putréfaction s’étende jusque-là. D’ici là il serait mort, avant que les mouches ne parviennent à se frayer un chemin jusqu’à son cœur et jusqu’à elle.)
Oh, et puis après tout, pourquoi pas ? Allez-y, faites comme chez vous, mes petits vers ; mangez tout votre saoul, faites le plein ; de toute façon, il est probable que je serai mort quand vous commencerez à éclore, et je vous épargnerai donc le tourment que j’aurais pu vous causer en essayant de vous chasser en me grattant… Chers petits vers, gentils petits vers. (C’est moi qui suis gentil ; après tout, c’est moi qui me laisse manger.)
Il fit une pause et songea à la mare, la petite mare autour de laquelle il ne cessait de tourner, tel un roc prisonnier du courant. Elle occupait le fond d’une cuvette peu profonde, et il avait l’impression que peut-être, en s’efforçant de s’éloigner des eaux puantes, avec la vase et les mouches qui grouillaient tout autour – sans parler des déjections d’oiseaux sur lesquelles il se traînait sans arrêt… Mais il n’y arrivait pas. Pour une raison qui lui échappait, il se retrouvait invariablement au même endroit. Pourtant, il y pensait très fort.
La mare était peu profonde, boueuse, rocailleuse et malodorante ; elle était encore plus dégoûtante, hideuse et boursouflée qu’à l’ordinaire en raison du vomi et du sang qu’il y avait lui-même répandus. Il avait envie de s’en aller de là, de mettre une distance confortable entre elle et lui. Ensuite, il enverrait sur place un bombardement lourd.
Il se remit à ramper et à se traîner tout autour de la mare, chassant les fientes et les insectes, partant d’abord en direction du lac, puis revenant à son point de départ pour s’immobiliser là et contempler, comme figé sur place, la mare et le rocher.
Qu’avait-il donc fait ?
Donné un coup de main aux autochtones, comme d’habitude. Joué les consultants honnêtes, prodigué ses conseils, tenu à distance les désaxés et fait en sorte que les autres restent doux et gentils ; par la suite, il avait pris la tête d’une petite armée. Mais ces gens étaient partis du principe qu’il les trahirait, qu’il utiliserait à ses propres fins l’armée qu’il avait lui-même formée. Aussi, à la veille de la victoire, à l’instant même où ils prenaient d’assaut le Sanctuaire, ils s’étaient retournés contre lui.
Ils l’avaient emmené dans la chaufferie et lui avaient arraché tous ses vêtements ; il s’était enfui, mais le pas lourd des soldats avait résonné dans l’escalier juste à ce moment-là, et il avait dû courir. Il avait été contraint de sauter dans la rivière, où les autres l’avaient acculé ; le plongeon avait failli l’assommer. Il s’était mis à tournoyer paresseusement dans l’eau, emporté par les courants… et s’était réveillé au matin sous un treuil, dans une grande barque ; il ne savait pas du tout comment il était arrivé jusque-là. Comme une corde pendait en poupe, il en déduisit qu’il s’en était servi pour monter à bord. Sa tête lui faisait encore mal.