Il s’était emparé de vêtements qui séchaient sur une corde à linge, derrière la timonerie, mais quelqu’un l’avait vu ; il avait donc plongé dans l’eau en emportant les habits, puis nagé jusqu’au rivage. Toujours traqué, il avait été forcé de s’éloigner de plus en plus de la cité et du Sanctuaire, où la Culture était pourtant susceptible de le chercher. Il avait passé des heures à se creuser la tête pour trouver le moyen d’entrer en contact avec elle.
Il contournait un cratère volcanique rempli d’eau sur une monture volée quand les voleurs lui étaient tombés dessus ; ils l’avaient battu, violé ; puis ils lui avaient sectionné les tendons d’Achille avant de le jeter dans l’eau puante et jaunâtre du lac et de le bombarder de gros cailloux en voyant qu’il tentait de s’éloigner à la nage à la seule force de ses bras, tandis que ses jambes flottaient derrière lui, inutiles.
Sachant que tôt ou tard un caillou l’atteindrait, il fit de son mieux pour se remémorer le fantastique entraînement que lui avait dispensé la Culture et, après une succession rapide de profondes inspirations, il plongea. Il ne s’écoula pas plus de deux secondes avant qu’un rocher de bonne taille ne crève la surface au niveau du sillage de bulles qu’il avait créé en plongeant ; il le vit s’enfoncer en oscillant et l’enserra dans ses bras comme un amant. Il se laissa entraîner par lui vers les profondeurs obscures du lac en se déconnectant comme on le lui avait appris, mais sans vraiment se soucier de savoir si ça allait marcher ou non ; et il ne se réveilla jamais plus.
En plongeant, il s’était dit : dix minutes. Il s’éveilla au milieu de ténèbres épaisses, se souvint et retira ses bras de dessous le rocher. Puis il donna un coup de pied pour remonter vers la lumière, mais rien ne se passa. Il essaya avec les bras et la surface finit par venir à sa rencontre. Jamais l’air n’avait eu meilleur goût.
Les parois du cratère étaient presque verticales ; le petit îlot rocheux formait l’unique destination possible. Il nagea tant bien que mal en direction du rivage tandis que des oiseaux s’envolaient de l’île en poussant des criaillements aigus.
Une chance, songea-t-il en se hissant péniblement sur le rocher malgré le guano, que ce ne soient pas les prêtres qui m’aient trouvé. Parce que là, j’aurais eu de sérieux problèmes.
Le mal des caissons s’empara de lui quelques minutes plus tard, tel un acide s’infiltrant lentement dans chacune de ses articulations, et il regretta de ne pas avoir été capturé par les prêtres.
Mais de toute façon, se disait-il encore (histoire de penser à autre chose qu’à la douleur), tôt ou tard on viendrait le chercher ; la Culture descendrait du ciel dans un grand et magnifique vaisseau ; elle l’emporterait dans son sein et tout rentrerait dans l’ordre.
Il en était certain. On s’occuperait de lui, on le remettrait en état ; il serait en sécurité, totalement hors de danger, dorloté, libéré de la douleur, bien au chaud dans leur petit paradis, et ce serait comme… comme s’il était redevenu un enfant ; comme s’il se trouvait à nouveau dans le jardin. Malheureusement (commentait en lui son côté dévoyé) dans les jardins aussi il se passait des choses désagréables, de temps en temps.
Darckense demanda au garde de venir l’aider à ouvrir une porte coincée, un peu plus loin dans le couloir, juste après l’angle. Chéradénine s’introduisit dans l’armurerie et s’empara de l’autofusil que lui avait décrit Éléthiomel. Il en ressortit en dissimulant l’arme sous sa cape, et entendit Darckense remercier abondamment le garde. Ils se retrouvèrent tous dans le vestiaire du grand hall de derrière, où ils restèrent à chuchoter d’un ton excité dans l’odeur rassurante de la toile humide et de la cire à parquet en se repassant l’arme. Elle était très lourde.
— Il n’y a qu’un seul chargeur !
— Je n’ai pas vu les autres.
— Tu dois être aveugle, Zak. Bon, faudra faire avec.
— Bêh…, c’est plein de graisse, fit Darckense.
— C’est pour pas qu’il rouille, lui expliqua Chéradénine.
— Où est-ce qu’on va le faire partir ? s’enquit Livuéta.
— On va le laisser caché ici et ressortir après dîner, répondit Éléthiomel en reprenant le fusil des mains de Darckense. C’est Gros-Nez qui surveille l’étude ce soir, et il s’endort tout le temps. Père et mère seront occupés à recevoir ce colonel ; nous n’aurons pas de mal à sortir de la maison et à entrer dans les bois ; là, on pourra tirer au fusil – et non le faire partir, comme tu dis.
— On va se faire tuer ! reprit Livuéta. Les gardes vont nous prendre pour des terroristes.
Éléthiomel secoua patiemment la tête.
— Que tu es bête, Livu. (Il pointa l’arme sur elle.) Il a un silencieux ; qu’est-ce que tu crois que c’est, ce truc-là ?
— Ah oui ? dit la petite fille en repoussant le canon. Et est-ce qu’il y a un cran de sûreté ?
L’espace d’un instant, Éléthiomel eut l’air un peu hésitant.
— Évidemment, finit-il par répondre d’une voix forte.
Puis il tressaillit légèrement et jeta un regard à la porte close qui donnait sur le hall.
— Évidemment, reprit-il à voix basse. Allez, cachons-le ici et revenons le chercher quand nous aurons réussi à échapper à Gros-Nez.
— Tu ne peux pas le cacher ici, remarqua Livuéta.
— Ah oui ? Et pourquoi ça ?
— L’odeur est trop forte, répondit-elle. La graisse. Ils la sentiraient aussitôt la porte ouverte. Et si Père décidait d’aller faire une promenade ?
Éléthiomel parut inquiet. Livuéta passa devant lui et alla ouvrir une petite fenêtre haute.
— Et si on allait le cacher sur le bateau de pierre ? suggéra Chéradénine. Personne n’y va jamais à cette époque de l’année.
Éléthiomel réfléchit, puis attrapa la cape dont Chéradénine avait au départ enveloppé le fusil et en recouvrit l’arme.
— D’accord. Tiens, prends-le.
Pas encore assez en arrière, ou en avant… il ne savait pas très bien. L’endroit idéal, voilà ce qu’il recherchait. L’endroit idéal. Le lieu avait beaucoup d’importance, plus que tout. Prenez ce rocher par exemple…
— Te prendre, rocher, fit-il.
Il plissa les yeux et le regarda.
Ah oui. Nous avons ici un méchant morceau de rocher tout plat qui reste planté là sans rien faire, amoral et sans intérêt, posé comme une île au beau milieu de cette mare polluée. La mare elle-même est un tout petit lac sur la petite île, et l’île se trouve dans un cratère rempli d’eau. Lequel cratère est un cratère volcanique, et le volcan forme une partie d’une île située dans une grande mer intérieure. La mer intérieure est une espèce de lac géant sur un continent, et ce continent est comme une île dans les mers de la planète. La planète est comme une île dans la mer de l’espace, à l’intérieur de son système solaire, et les systèmes eux-mêmes flottent à l’intérieur de l’amas, lequel est lui-même une espèce d’île dans la mer de la galaxie, qui est comme une île dans l’archipel de son groupe local, qui est une île au sein de l’univers ; l’univers est comme une île flottant dans une mer d’espace dans les Continua, qui flottent comme des îles dans la Réalité, et…
Mais en redescendant des Continua à l’Univers, de l’Univers au Groupe Local et de là à la Galaxie, puis à l’Amas, au Système, à la Planète, au Continent, à l’île, au Lac et à l’îlot… il restait toujours ce rocher. ET CELA SIGNIFIAIT QUE LE ROCHER, CET AFFREUX ROCHER DE MERDE, ÉTAIT LE CENTRE DE L’UNIVERS, DES CONTINUA ET DE LA RÉALITÉ TOUT ENTIÈRE !