Caldeira, voilà le mot qu’il cherchait. Le lac se trouvait dans la cuvette d’une caldeira inondée. Il leva la tête, regarda par-dessus les eaux jaunâtres les falaises du cratère, et crut voir un bateau de pierre.
— Hurler, dit-il.
— Va te faire foutre, entendit-il le ciel répondre d’un ton peu convaincu.
Le ciel était nuageux et la nuit tombait tôt ; le précepteur de langue s’endormit plus tardivement que d’habitude derrière son bureau haut perché, et ils furent bien près de remettre leur plan au lendemain ; mais bientôt ils n’y tinrent plus et sortirent de la salle de classe sur la pointe des pieds. Puis ils se dirigèrent d’un pas aussi normal que possible vers le hall de derrière, où ils prirent leurs bottes et leurs vestes.
— Tu vois, chuchota Livuéta, ça sent quand même un peu la graisse à fusil.
— Je ne sens rien, mentit Éléthiomel.
Les salles de banquet (où l’on nourrissait et abreuvait un colonel de passage en compagnie de son état-major) donnaient sur les jardins, à l’avant de la maison ; le lac et son bateau de pierre étaient, eux, à l’arrière.
— On fait juste une petite promenade autour du lac, sergent, dit Chéradénine au garde qui les arrêta sur l’allée de gravier menant au bateau de pierre.
L’homme hocha la tête et leur demanda de ne pas traîner ; il ferait bientôt nuit.
Ils se glissèrent sur le bateau et trouvèrent l’arme là où Chéradénine l’avait cachée, sous un banc de pierre du pont supérieur.
En ramassant l’arme posée sur les dalles du pont, Éléthiomel la cogna contre le côté du banc.
Il y eut un claquement et le chargeur se détacha ; puis on entendit un bruit de ressort qui se détend, et les balles s’éparpillèrent à grand bruit sur le dallage.
— Idiot ! s’exclama Chéradénine.
— La ferme !
— Oh non ! fit Livuéta en se penchant pour récupérer quelques cartouches.
— Si on rentrait, proposa Darckense. J’ai peur.
— Ne t’en fais pas, lui dit Chéradénine en lui tapotant la main d’un geste rassurant. Allez, cherche les balles avec nous.
Il leur fallut une éternité (c’est du moins l’impression qu’ils eurent) pour les regrouper toutes, les nettoyer et les réinsérer de force dans le chargeur. Même ainsi, ils se dirent qu’il devait en manquer quelques-unes. Lorsqu’ils eurent fini et que le chargeur eut regagné sa place, la nuit était presque tombée.
— Il fait beaucoup trop sombre, déclara Livuéta.
Ils étaient tous les quatre accroupis devant le bastingage, à regarder la maison au-delà du lac. C’était Éléthiomel qui tenait le fusil.
— Mais non ! lança-t-il. On y voit encore.
— Non, pas suffisamment, lui dit Chéradénine.
— Si on remettait ça à demain ? proposa Livuéta.
— Ils ne vont pas tarder à remarquer notre absence, reprit Chéradénine à voix basse. Nous n’avons plus le temps !
— Mais si ! dit Éléthiomel en regardant du côté du garde qui marchait à pas lents, tout au bout de la chaussée.
Livuéta suivit son regard ; c’était le sergent qui les avait interpellés.
— Tu te comportes comme un idiot ! s’écria Chéradénine en tendant la main pour s’emparer de l’arme.
Éléthiomel se dégagea.
— Laisse-le. Il est à moi !
— Non, il n’est pas à toi ! siffla Chéradénine. Il est à nous ; il appartient à notre famille, pas à la tienne !
Sur ces mots, il saisit le fusil à deux mains. Éléthiomel se dégagea à nouveau.
— Arrêtez ! fit Darckense d’une toute petite voix.
— Ne soyez donc pas…, commença Livuéta.
Elle crut entendre un bruit et regarda par-dessus le parapet.
— Donne-moi ça !
— Lâche ça !
— Je vous en prie, arrêtez, je vous en prie. Rentrons, je vous en prie…
Livuéta ne les entendait pas. Les yeux écarquillés, la bouche sèche, elle regardait par-dessus le parapet de pierre. Un homme en cape noire ramassait le fusil que le sergent venait de laisser tomber. Ce dernier gisait sur le gravier. Quelque chose se mit à scintiller dans la main de l’homme en noir, une chose qui reflétait les lumières de la maison. L’homme poussa dans le lac la forme inerte du sergent.
Son souffle se bloqua dans sa gorge. Elle se jeta à terre et agita les mains pour avertir les deux garçons.
— Pssst ! fit-elle.
Mais ils continuèrent à lutter l’un contre l’autre.
— Pssst !
— À moi !
— Non, à moi !
— Assez ! siffla-t-elle en les frappant tous deux à la tête.
Ils la regardèrent sans comprendre.
— On vient de tuer le sergent, là !
— Quoi ?
Les deux garçons regardèrent à leur tour par-dessus le parapet. Éléthiomel n’avait pas lâché le fusil.
Darckense s’accroupit et se mit à pleurer.
— Où ça ?
— Là ! Voilà son cadavre, là, dans l’eau !
— Mais oui, murmura Éléthiomel d’un ton moqueur. Et qui…
Soudain, tous trois virent une silhouette indistincte se glisser vers la maison en restant à l’ombre des buissons qui bordaient l’allée. Une douzaine d’hommes environ (de simples taches d’ombre qui se détachaient sur le gravier) longeaient la rive du lac où poussait une mince bande d’herbe.
— Des terroristes ! fit Éléthiomel d’un ton excité tandis que tous trois s’aplatissaient à nouveau derrière le parapet, où Darckense pleurait sans bruit.
— Avertis la maisonnée, dit Livuéta. Tire !
— Enlève d’abord le silencieux, ajouta Chéradénine.
Éléthiomel tira sur l’extrémité du canon.
— Il est coincé !
— Attends, laisse-moi essayer ! crièrent-ils tous les trois en même temps.
— Tire quand même, conseilla Chéradénine.
— D’accord, fit à voix basse l’autre garçon qui s’agenouilla, posa le canon sur le rempart de pierre et visa.
— Fais attention, dit Livuéta.
Éléthiomel visa les silhouettes sombres qui traversaient l’allée en direction de la maison, puis appuya sur la détente.
Le fusil parut exploser. Tout le pont de pierre en fut illuminé. Quant au bruit, il fut formidable ; l’arme continuait de tirer, expédiant des traces lumineuses dans l’air nocturne ; Éléthiomel se trouva rejeté en arrière et heurta violemment le banc. Darckense hurla à pleins poumons et bondit sur ses pieds ; des coups de feu retentirent non loin de la maison.
— Darck, baisse-toi ! cria Livuéta.
Des filets lumineux palpitaient et crépitaient au-dessus du bateau de pierre.
Darckense resta quelques instants là à hurler, puis elle partit en courant en direction de l’escalier. Éléthiomel secoua la tête et leva les yeux pour regarder passer la fillette. Livuéta essaya de l’attraper mais la manqua. Chéradénine, lui, tenta un plaquage.
Les jets de lumière descendirent de plus en plus bas au-dessus de leurs têtes ; des éclats de pierre se détachaient des rocs environnants et donnaient naissance à de minuscules nuages de poussière. Au même moment, sans cesser de hurler, Darckense se jeta dans l’escalier.
La balle pénétra dans sa hanche ; les trois autres enfants entendirent – très distinctement – le bruit qu’elle fit par-dessus les détonations et le cri que poussa la petite fille.
Il avait été touché aussi, encore que, sur le moment, il n’ait pas su par quoi.
L’attaque de la maison fut repoussée et Darckense survécut. Elle faillit mourir tant elle avait perdu de sang, sans parler du choc, mais elle survécut. Les meilleurs chirurgiens du pays se surpassèrent pour reconstruire son pelvis fracassé en douze morceaux ainsi qu’en une centaine d’esquilles par l’impact de la rafale.