Des fragments d’os s’étaient dispersés dans tout son corps ; on en retrouva dans ses jambes, dans un bras, dans ses organes et même dans son menton. Les chirurgiens de l’armée avaient l’habitude de ce genre de lésions ; ils disposèrent du temps (la guerre n’avait pas encore éclaté) et de la motivation (le père de la fillette était quelqu’un de très haut placé) nécessaires pour la remettre en état du mieux qu’ils pouvaient. Toutefois, elle ne marcherait plus que difficilement, au moins jusqu’à la fin de sa croissance.
Un éclat d’os s’aventura encore plus loin que le corps de la fillette ; il pénétra dans celui de Zakalwe. Juste au-dessus du cœur.
Les chirurgiens militaires déclarèrent qu’il était trop dangereux d’opérer. Avec le temps, disaient-ils, son corps rejetterait de lui-même le morceau d’os.
Mais cela n’arriva jamais.
Il se remit à se traîner tout autour de la mare.
Une caldeira ! C’était cela le mot, le nom.
(Ce genre de signaux avaient leur importance, et il avait enfin trouvé celui qu’il cherchait.)
Victoire, se dit-il en se propulsant sur le sol à la force des bras en éparpillant les dernières déjections d’oiseaux sur son passage et en faisant ses excuses aux insectes. Il décida que tout allait bien se passer. Il en était à présent convaincu ; il savait qu’en définitive on finissait toujours par gagner ; que, même quand on perdait, on ne savait jamais, et qu’il n’y avait qu’un seul combat ; qu’il était, lui, Zakalwe, au centre de cette chose immense et grotesque, et que le mot était caldeira, que le mot était Zakalwe, que le mot était Staberinde, et…
Ils finirent par arriver ; ils descendirent dans un immense et splendide vaisseau et ils l’emmenèrent haut et loin et ils le remirent en état, juste comme il fallait.
— Ils n’apprennent jamais, soupira le ciel, très distinctement.
— Va te faire foutre, dit-il.
Des années plus tard, de retour de l’école militaire et partant à la recherche de Darckense, que lui avait indiquée un jardinier laconique, Chéradénine foulait le moelleux tapis de feuilles mortes menant à la porte du petit pavillon d’été.
Il entendit un cri à l’intérieur. Darckense.
Il grimpa les marches quatre à quatre en dégainant son pistolet, et ouvrit la porte d’un coup de pied.
Le visage de Darckense, où se lisait la surprise, pivota sur son épaule et se tourna vers lui. Ses mains étaient encore nouées derrière la nuque d’Éléthiomel. Celui-ci était assis, le pantalon aux chevilles, les mains sur les hanches de Darckense, nues sous la robe relevée, et le regardait tranquillement.
Éléthiomel était assis sur la petite chaise que Livuéta avait fabriquée, bien longtemps auparavant, pendant ses cours de menuiserie.
— Salut, vieux frère ! dit-il au jeune homme qui tenait toujours son pistolet.
Chéradénine regarda quelques instants Éléthiomel dans les yeux, puis se détourna, rengaina son arme dont il reboutonna le holster puis sortit en refermant la porte derrière lui.
Derrière lui où il entendit Darckense éclater en sanglots, et Éléthiomel éclater de rire.
L’île au centre de la caldeira retrouva tout à coup son calme. Quelques oiseaux revinrent s’y poser.
Grâce à l’homme, l’îlot avait changé. Tout autour de la dépression centrale de la petite île se dessinait un cercle tracé dans le guano noirâtre, découvrant la pâleur du roc ; un cercle pourvu d’un appendice exactement de la bonne longueur et qui partait dans une direction bien précise (tandis que l’autre extrémité pointait vers le rocher qui en formait le point central) ; l’île semblait ainsi arborer une lettre, un pictogramme simple qu’on y aurait gravé blanc sur noir.
C’était le signe qui, sur cette planète, voulait dire « Au secours ! », et on ne pouvait le voir que d’avion, ou bien depuis l’espace.
Quelques années après la scène du pavillon d’été, une nuit où les forêts brûlaient et où l’artillerie tonnait au loin, un jeune major sauta dans un des chars placés sous son commandement et ordonna au conducteur de diriger son engin à travers bois en suivant un sentier qui serpentait entre les arbres séculaires.
Ils laissèrent derrière eux la carcasse vide de la demeure reprise à l’ennemi et les flammes rouges qui illuminaient ses intérieurs jadis grandioses (les foyers d’incendie se reflétaient dans un lac d’agrément, non loin du site du naufrage d’un navire de pierre en ruine).
Le char se fraya un chemin dans les bois, brisant au passage de petits arbres, ainsi que de petits ponts enjambant des ruisseaux.
À travers les arbres, il vit la clairière et le pavillon d’été, ce dernier baigné par une lumière blanche et mouvante ; on l’aurait dit illuminé par Dieu.
Ils atteignirent la clairière ; une fusée éclairante était tombée dans les arbres, au-dessus de leurs têtes, et son parachute s’était emmêlé dans les branches. Elle sifflait, crachotait et répandait une lumière pure, tranchante, extrême, dans toute la clairière.
À l’intérieur du pavillon d’été, la petite chaise en bois était parfaitement visible. Le canon du tank était pointé droit sur la petite maison.
— Major ?
L’officier passa la tête par l’orifice du char et le regarda d’un air inquiet.
Le major Zakalwe baissa les yeux sur lui. Puis :
— Feu ! fit-il.
Huit
La première neige de l’année se déposa sur les versants les plus élevés de la ville-canyon ; elle descendit en flottant du ciel gris-brun, et vint envelopper les rues et les immeubles tel un drap mortuaire jeté sur un cadavre.
Pour dîner, il s’installa seul devant une grande table. Sur l’écran qu’il avait fait rouler jusqu’au milieu de la pièce brillamment éclairée palpitaient des images montrant des prisonniers issus d’une quelconque planète et qui venaient d’être relâchés. Il avait laissé ouvertes les portes-fenêtres donnant sur la terrasse, par lesquelles entraient à présent de minuscules témoins de l’averse de neige. L’épaisse moquette était recouverte d’une mince pellicule blanche aux endroits où s’était amassée celle-ci et, plus vers l’intérieur de la pièce, elle était marquée de taches sombres là où la chaleur de la pièce avait fait fondre les cristaux. Dehors, la ville était une masse de formes grises à peine visibles. Des rangées de lumières couraient en ligne droite ou bien en boucle, brouillées par la distance et les rafales occasionnelles.
L’obscurité tomba comme un drapeau noir agité au-dessus du canyon, confisquant tous les gris aux rivages de la ville pour lui présenter ensuite un à un les éclats lumineux des rues et des immeubles, comme en guise de récompense.
Le silence de l’écran et celui de la neige fomentaient une conspiration ; la lumière délinéait un passage dans le chaos muet de l’averse, derrière la fenêtre. Il se leva et alla fermer portes, volets et rideaux.
La journée du lendemain fut claire et ensoleillée, et la ville lui apparut dans toute sa netteté, aussi loin que le permettait l’ample courbure du canyon ; les bâtiments, les lignes que dessinaient les routes et les aqueducs se détachaient avec une telle précision qu’on les aurait dits tout récemment tracés, et luisaient comme s’ils étaient enduits de peinture fraîche tandis qu’un soleil mordant et sans chaleur frottait de radiance la pierre grise la plus terne. La neige coiffait la moitié supérieure de la ville ; plus bas, où la température était plus constante, elle était tombée sous forme de pluie. Là encore, cette nouvelle journée se révélait parfaitement définie ; depuis sa voiture, il contempla le spectacle qui s’étendait à ses pieds. Le moindre détail le ravissait ; il dénombra les arches, les voitures, suivit du regard les rivières, les routes, les cheminées et les voies ferrées dans toutes leurs circonvolutions, leurs dissimulations ; il inspecta tous les éclats de soleil réfléchi et, les paupières à demi closes, accompagna le mouvement de chaque point noir signalant un oiseau tournoyant dans le ciel, et, à travers le verre ultra-foncé de ses lunettes de soleil, prit note de la moindre fenêtre brisée.