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On avait dévié la circulation afin de diriger leur voiture vers un de ces drains d’écoulement destinés à canaliser le trop-plein d’eau en cas de pluies torrentielles. L’autoroute étant chauffée, son revêtement n’était jamais verglacé ; mais le drain, lui, était une véritable patinoire. Ils s’y étaient engagés pratiquement à son point le plus haut, par l’une de ses quelque dix petites vannes disposées en arc de cercle ; enjambé par des ponts, ce large canal descendait jusque dans les profondeurs de la cité, sur plus d’un kilomètre.

La voiture avait légèrement pivoté sur elle-même au moment où le chauffeur avait franchi le déflecteur de la vanne ; elle glissait donc de biais, le moteur hurlant et les roues tournant à toute vitesse, s’inclinant pesamment vers le bas de la pente de plus en plus escarpée et gagnant rapidement de la vitesse.

Le chauffeur s’efforça à nouveau de freiner, puis de passer la marche arrière, puis essaya finalement de diriger son véhicule vers les hautes parois verticales du canal, mais ce dernier défilait de plus en plus vite, et la glace n’offrait aucune prise tandis que ses ondulations ébranlaient les roues et faisaient frémir la voiture tout entière. Le vent sifflait à leurs oreilles et les pneus frottant de biais gémissaient.

Zakalwe regardait les flancs du canal défiler à une vitesse invraisemblable. La voiture continuait de tourner sur elle-même à mesure qu’elle dérapait ; le chauffeur vit qu’ils se dirigeaient droit sur une énorme pile de pont et poussa un hurlement. L’arrière de la voiture le heurta de plein fouet et le véhicule fut soulevé de terre en frappant le béton. Des morceaux de métal s’envolèrent, retombèrent lourdement sur la glace derrière eux puis se mirent à glisser à leur suite. À présent le véhicule tournoyait encore plus vite, mais dans le sens contraire.

Ponts, drains secondaires, viaducs, constructions en surplomb, aqueducs et gigantesques canalisations… tout cela défilait à toute allure de part et d’autre de la voiture tourbillonnante qui fonçait pêle-mêle sous la vive clarté du soleil, et quelques visages commotionnés se penchaient à présent, bouche bée, au-dessus des parapets ou dans l’encadrement des fenêtres ouvertes.

Zakalwe reporta son regard vers l’avant de la voiture et vit le chauffeur ouvrir sa portière.

— Hé ! s’écria-t-il en essayant de le retenir.

La voiture continuait de déraper sur la glace inégale dans un bruit de tonnerre.

L’homme sauta.

Zakalwe se jeta sur le siège avant et manqua de quelques centimètres seulement les chevilles de son chauffeur. Il atterrit sur les pédales et, agrippant d’une main les manettes et de l’autre le levier de changement de vitesse, réussit à se hisser sur le siège du conducteur. Le véhicule était à présent animé d’une rotation encore plus rapide, et heurtait dans un hurlement métallique les corniches ou les grilles levées enchâssées dans les parois ; Zakalwe eut le temps de voir une roue et des fragments de carrosserie rebondir sur la glace avant de disparaître à toute vitesse derrière la voiture. Une nouvelle collision violente avec une pile de pont l’ébranla de la tête aux pieds. Un essieu se rompit net ; projeté dans les airs, il alla se fracasser contre un pilotis métallique qui supportait un immeuble, délogeant des briques et des pans de vitre et éjectant des morceaux de métal qui ressemblaient à des éclats d’obus.

Zakalwe saisit le volant qui tournait de-ci de-là dans le vide. Son idée était, si possible, de garder le nez de la voiture pointé vers l’avant jusqu’à ce que l’élévation progressive de la température, à mesure qu’on approchait du fond du canyon, transforme cette glissade en simple pente détrempée ; mais si la direction était cassée, alors autant imiter le chauffeur et sauter.

Agité de soubresauts, le volant lui brûlait les mains en tournant ; les pneus émettaient des hululements sauvages. Tout à coup, il fut projeté vers l’avant et heurta le volant du nez. Peut-être une zone sans glace, songea-t-il. Il regarda vers l’avant : plus bas, la glace n’apparaissait plus que par plaques, collant au plus près de l’ombre des bâtiments qui se projetait sur la surface du déversoir.

La voiture s’était presque complètement redressée. Il agrippa de nouveau le volant et écrasa le frein. Sans aucun résultat apparent. Il embraya et tenta de passer en marche arrière. Ce fut alors la boîte de vitesses qui protesta bruyamment. Ce son discordant lui fit faire la grimace ; et ses pieds trépidèrent sur la pédale vibrante. Le volant se laissa à nouveau contrôler, cette fois-ci un peu plus longtemps, et il fut encore une fois projeté vers l’avant. Mais il ne lâcha pas le volant et ne tint aucun compte du sang qui coulait à flots de son nez.

Le rugissement s’élevait à présent de tous les côtés : le vent, les pneus, le châssis de la voiture… Les tympans de Zakalwe claquaient et puisaient douloureusement sous la pression accrue de l’air. Il regarda au-devant et vit que, çà et là, des herbes sauvages verdissaient le bitume.

— Merde ! hurla-t-il.

Une autre descente s’annonçait ; il n’avait pas encore atteint le fond. Il allait lui falloir dévaler encore une pente.

Il se rappela que le chauffeur avait parlé d’outils rangés sous le siège du passager avant ; il releva donc ce dernier et attrapa le plus gros objet métallique qu’il put trouver. Puis il ouvrit la portière d’un coup de pied et sauta.

Il s’abattit violemment sur le béton et faillit lâcher son outil. La voiture se mit à pivoter devant lui, sortant d’une ultime plaque de glace avant de s’engager sur la portion de pente qui n’était plus tapissée que d’herbe. Les trois roues qui lui restaient soulevèrent des gerbes courbes de cristaux de glace. Zakalwe roula sur lui-même, se retrouva sur le dos et reçut en plein visage les projections sifflantes des roues sans cesser de glisser sur l’herbe, vers le bas de la pente à pic. Il saisit l’outil à deux mains, le serra contre sa poitrine et la partie supérieure de son bras ; puis il l’enfonça dans le béton, sous l’eau et la couche d’herbe.

Le métal vibra douloureusement entre ses mains.

Il vit se ruer vers lui le rebord du déversoir et raffermit sa prise. L’outil mordit la surface inégale du béton, imprimant une secousse à son corps tout entier ; ses dents claquèrent et sa vision se brouilla. Un tampon compact d’herbe arrachée s’accumulait sous son bras comme un accès de pilosité mutante.

Ce fut la voiture qui atteignit la première le bord du déversoir ; elle fit un saut périlleux dans les airs et disparut cul par-dessus tête. Puis ce fut le tour de Zakalwe, qui faillit encore une fois lâcher son outil. Il se redressa légèrement sur la pente et son allure ralentit, mais pas suffisamment. Alors il bascula de l’autre côté. Ses lunettes noires se détachèrent de son visage, et il dut résister à l’envie de les rattraper.

Le déversoir se prolongeait pendant cinq cents mètres encore ; la voiture retomba sur le toit et s’écrasa sur la pente de béton en répandant une pluie de débris qui poursuivirent leur descente en dérapant vers le fleuve qui courait au fond du grand canyon en forme de V. La boîte de vitesses et l’essieu qui restait se séparèrent du châssis et, après un rebond, allèrent briser net des canalisations qui enjambaient le déversoir un peu plus bas. L’eau jaillit aussitôt.

Il se remit à jouer de son outil comme d’un piolet à glace et, peu à peu, réussit à réduire sensiblement sa vitesse.

Il passa bientôt sous les canalisations rompues, qui vomissaient de l’eau tiède.

Tiens ! se dit-il. Je n’ai pas droit aux égouts ? Décidément, ça pourrait être pire !