Il contempla d’un air perplexe l’outil métallique qui continuait de vibrer dans ses mains et se demanda à quoi il servait au juste. Sans doute à démonter les roues ou à faire démarrer le moteur, conclut-il en regardant tout autour de lui.
Il lui fallut négocier un nouveau palier avant d’entamer la dernière descente et de glisser doucement dans les hauts-fonds du grand fleuve Lotol. Quelques fragments de la voiture y étaient arrivés avant lui.
Il se remit sur pied et regagna la rive en pataugeant. Là, il s’assura que rien ne dégringolait plus dans le déversoir qui risquât de le blesser en arrivant en bas, puis s’assit. Il tremblait de tous ses membres ; il tamponna son nez ensanglanté. Il se sentait tout endolori par les secousses qu’il avait endurées lorsqu’il se trouvait encore à bord de la voiture. Quelques personnes le regardaient du haut d’une allée longeant le fleuve. Il leur fit un signe de la main.
Puis il se leva, se demandant comment on sortait de ce canyon de béton. Il regarda vers le haut du déversoir, mais cela ne le mena pas bien loin : le dernier palier de béton lui bouchait la vue.
Il se demanda comment s’en était sorti le chauffeur.
Sur le palier en question apparut une protubérance sombre qui se détacha sur la ligne d’horizon et se maintint là quelques secondes avant de basculer ; puis elle dévala en glissant la pente nappée d’une mince pellicule d’eau, qu’elle teinta de rouge. Les restes du chauffeur passèrent en tournoyant aux pieds de Zakalwe et sautèrent dans l’eau de la rivière ; le cadavre glissa le long de la carrosserie fracassée de la voiture et se mit à descendre le courant en formant dans l’eau un tourbillon rosâtre.
Secouant la tête, il porta la main à son nez et en titilla le bout à titre d’expérience, ce qui lui arracha une exclamation de douleur étouffée. C’était la quinzième fois qu’il se cassait le nez.
Il se regarda dans le miroir en grimaçant et renifla un mélange de sang et d’eau tiède. La porcelaine noire du lavabo s’ornait de volutes d’eau savonneuse mouchetée de rose d’où s’élevait une vapeur discrète. Il se toucha le nez avec une délicatesse extrême et contempla son reflet en fronçant les sourcils.
— Je rate le petit déjeuner, je perds un chauffeur parfaitement compétent ainsi que ma plus belle voiture, je me casse encore une fois le nez ; par-dessus le marché, mon vieil imperméable (qui était investi à mes yeux d’une valeur sentimentale inestimable) se retrouve plus sale qu’il ne l’a jamais été, et tout ce que tu trouves à me dire, c’est « Ça alors, c’est drôle » ?
— Pardon, Chéradénine. Je voulais seulement dire : c’est bizarre. Je ne vois vraiment pas pourquoi ils te feraient une chose pareille. Tu es sûr qu’ils l’ont fait exprès ? Aïe !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. Tu es certain qu’il ne s’agissait pas simplement d’un accident ?
— Absolument. J’ai fait venir une autre voiture, puis la police, et ensuite je suis retourné sur place. Pas la moindre déviation, rien ; tout avait disparu. Mais il restait des traces du solvant industriel avec lequel ils ont fait disparaître les fausses marques de signalisation rouges, sur la route, au niveau du sommet du déversoir.
— Ah. Ah oui…
La voix de Sma avait quelque chose de bizarre.
Il détacha la perle-transcepteur du lobe de son oreille et la regarda intensément.
— Sma…
— Eh bien, dis donc… Oui, enfin, comme je te le disais : si c’est un coup de ces deux individus de la Gouvernance, la police ne fera rien du tout. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qui les pousse à agir ainsi.
Il laissa se vider la cuvette du lavabo et tamponna tendrement son nez avec une serviette de toilette bien moelleuse fournie par l’hôtel. Puis il remit le terminal à son oreille.
— Peut-être entendent-ils simplement protester contre le fait que j’utilise l’argent de l’Avant-garde. Peut-être me prennent-ils pour monsieur Avant-garde en personne, ou quelque chose de ce genre. (Il attendit une réponse, puis :) Sma ? Je disais : peut-être qu’ils…
— Aïe ! Oui. Excuse-moi. Oui, j’ai entendu. Tu as peut-être raison.
— Et ce n’est pas tout.
— Oh non ! Quoi encore ?
Il prit une carte de visite-écran surchargée de décorations où un message palpitait lentement sur fond de nouba endiablée.
— Une invitation. Qui m’est adressée. Écoute : « Monsieur Staberinde ; félicitations, vous l’avez échappé belle. Vous êtes prié d’assister à un bal costumé ce soir. Une voiture viendra vous prendre à l’heure où le soleil passe derrière le rebord du canyon. Déguisement fourni. » Pas d’adresse. (Il replaça la carte derrière les robinets du lavabo.) D’après le concierge, elle est arrivée à peu près au moment où j’appelais la police suite à ma petite séance de toboggan en voiture.
— Un bal costumé, hein ? gloussa Sma. Je te conseille de garer tes fesses, Zakalwe.
Il y eut de nouveaux gloussements, mais cette fois-ci une autre voix vint se joindre à celle de Sma.
— Sma, reprit-il d’un ton glacial. Si le moment est mal choisi pour discuter de tout ça, tu n’as qu’à me le…
La jeune femme s’éclaircit la gorge et adopta tout à coup un ton très professionnel.
— Mais pas du tout, pas du tout. Bon, on dirait que nous avons affaire aux mêmes individus. Tu vas y aller ?
— Je pense, oui, mais pas en portant leur déguisement, quel qu’il soit.
— Très bien. Nous te suivrons à la trace. Tu es absolument certain de ne pas vouloir de missile-couteau, ou…
— Ne recommençons pas, Diziet, coupa-t-il en tamponnant son visage avec la serviette de toilette afin de le sécher. (Puis il se remit à renifler énergiquement avant de s’inspecter à nouveau dans le miroir.) Voilà ce que je me suis dit : si ces gens réagissent ainsi uniquement à cause de l’Avant-garde, on peut peut-être leur faire comprendre qu’ils ont eux aussi quelque chose à gagner dans l’histoire.
— Et quel genre de chose ?
Il sortit de la salle de bains et s’écroula sur le lit en gardant les yeux fixés sur le plafond décoré de fresques.
— À l’origine, Beychaé entretenait des relations avec l’Avant-garde, n’est-ce pas ?
— Il en était même Président-Directeur Honoraire. Cela devait donner une certaine crédibilité à la Fondation lorsque nous l’avons lancée. Mais il ne s’en est occupé que pendant un ou deux ans.
— Reste que le lien existe.
Il se redressa et s’assit au bord du lit. Puis il se mit à contempler par la fenêtre la ville éclatante de neige.
— Par ailleurs, nous avons des raisons de penser que pour ces gens l’Avant-garde est dirigée par une espèce de machine sentimentale chez qui seraient apparus la conscience et le sens moral…
— Ou tout simplement par un vieux reclus pétri de bonnes intentions philanthropiques, oui, acquiesça Sma.
— Donc, admettons que cette machine ou cet être mythiques aient réellement existé, mais que quelqu’un d’autre se soit emparé des rênes après avoir désactivé la machine et tué le philanthrope. Et que ce quelqu’un se soit mis alors à dilapider leurs gains mal acquis.
— Hmm, commenta Sma. Hmm-hmm. (Elle toussa, puis reprit :) Oui… euh, eh bien… Il se comporterait exactement comme tu l’as fait, je suppose.
— C’est ce que je suppose aussi, répliqua-t-il en se dirigeant vers la fenêtre. (Il prit sur une table une paire de lunettes noires qu’il posa sur son nez. Un bip retentit près du lit.) Ne quitte pas, fit-il. (Il revint sur ses talons et ramassa sur la table de chevet le petit appareil qui lui avait servi à sonder les deux étages supérieurs de l’hôtel le jour de son arrivée. Il lut les indications qu’il affichait, sourit et quitta la pièce. Tenant toujours l’appareil à la main, il emprunta le couloir et reprit :) Excuse-moi ; on visait la fenêtre de la pièce où je me trouvais avec un laser, dans le but d’écouter ce que je disais. (Il entra dans une suite dont les baies vitrées donnaient sur le haut de la falaise et s’assit sur le lit.) Reprenons ; pourriez-vous vous débrouiller pour donner l’impression qu’un… événement est survenu au sein de la Fondation Avant-garde quelques jours avant mon arrivée ici ? Une sorte de bouleversement radical dont les signes commenceraient seulement à se manifester ? Je ne vois pas très bien ce qu’on pourrait inventer, d’autant plus que l’événement en question doit être antidaté, mais il faudrait par exemple que le marché vienne seulement d’en prendre connaissance ; ce pourrait être une anomalie cachée quelque part dans les résultats financiers… Tu crois que c’est possible ?