— Je… Je ne sais pas, répondit Sma d’une voix hésitante. Vaisseau ?
— Allô ? fit instantanément le Xénophobe.
— Ce que Zakalwe vient de proposer, est-ce faisable ?
— Je vais me repasser sa proposition, dit le vaisseau. (Un silence, puis :) Je vois ; mieux vaut en charger une des UCG, mais je crois que c’est faisable, oui.
— Formidable, fit Zakalwe en retournant s’allonger sur le lit. D’autre part, à partir de maintenant (en antidatant ce moment autant qu’il est possible de modifier les archives informatiques) l’Avant-garde ne connaît plus d’éthique. Vendez le département Recherche & Développement qui met au point des matériaux ultra-résistants destinés aux habitats spatiaux, ce genre de choses ; faites en sorte que la boîte achète des actions des entreprises de terraformation. Fermez quelques usines, déclenchez quelques piquets de grève, suspendez toutes les activités caritatives, supprimez l’assurance vieillesse.
— Mais, Zakalwe ! Nous sommes censés être du bon côté, au contraire !
— Je le sais bien, mais si je peux amener nos petits amis de la Gouvernance à croire que j’ai pris le contrôle de l’Avant-garde, et je crois qu’au train où vont les choses… (Il s’interrompit.) Sma, il faut vraiment que j’entre dans les détails ?
— Euh… aïe ! Quoi ? Ah ! Non. Tu crois qu’il y a une chance pour qu’ils essaient de t’amener à persuader Beychaé que l’Avant-garde continue d’obéir à nos ordres à nous, de manière à ce qu’il se prononce en sa faveur ?
— Tout juste.
Il joignit les mains derrière la tête et rajusta sa queue de cheval. C’étaient des miroirs, et non plus des fresques qui, dans cette chambre-là, se trouvaient au-dessus de ce lit. Il y observa le lointain reflet de son nez.
— Il y a… euh, peu de chances pour que ça marche, Zakalwe.
— À mon avis, ça vaut le coup d’essayer.
— Cela implique de réduire à néant une réputation commerciale qu’il nous a fallu des décennies pour établir.
— Et c’est plus important que d’empêcher la guerre, Diziet ?
— Bien sûr que non, mais… euh… Bien sûr que non, mais on ne peut pas être sûr que ça va marcher.
— Ma foi, je propose qu’on s’y mette tout de suite. On a meilleur espoir en tentant le coup qu’en refilant à l’université ces maudites tablettes.
— Ce plan-là ne t’a jamais beaucoup plu, n’est-ce pas, Zakalwe ? fit Sma d’un ton irrité.
— Le mien est meilleur, Sma. Je le sens. Il faut s’y attaquer tout de suite, de manière que tout le monde soit au courant d’ici mon arrivée au bal costumé de ce soir.
— D’accord, mais pour ces tablettes…
— Écoute, Sma. J’ai repris rendez-vous avec le Doyen pour après-demain, d’accord ? À ce moment-là, je pourrai lui en parler. Mais surtout, fais bien en sorte que cette histoire d’Avant-garde commence dès maintenant à se répandre, entendu ?
— Je… Oh !… Ah !… Ouais, d’accord. Je suppose, oui… Oh ! Ouaouh ! Écoute, Zakalwe, il vient de se passer quelque chose, il faut que je te laisse. Tu voulais me dire autre chose ?
— Non ! répondit-il d’une voix forte.
— Ooooh… Fantastique. Mmm… Bon, alors, salut Zakalwe.
Le transcepteur émit un bip. Il l’arracha de son oreille et le lança à travers la pièce.
— Espèce de chienne lubrique, souffla-t-il en regardant le plafond.
Puis il décrocha le téléphone placé à côté du lit.
— Oui, puis-je parler à… Treyvo ? Oui, merci. (Il attendit en curant du bout d’un doigt l’espace qui séparait deux de ses molaires.) Oui, vous êtes Treyvo, le réceptionniste de nuit ? Très cher ami… Écoutez-moi ; j’aimerais un peu de compagnie, si vous voyez ce que je veux dire. Je vois… Eh bien, il y a un pourboire confortable pour vous si… Voilà, c’est ça… Ah, Treyvo… ? Si jamais elle porte une carte de presse quelque part sur elle, vous êtes un homme mort.
Sa combinaison était efficace contre tout, sauf un assez petit nombre d’éléments d’artillerie lourde. Il regarda la capsule vibrante s’enfoncer à nouveau dans le sol du désert tandis que la combinaison s’ajustait toute seule autour de son corps. Puis il remonta en voiture et reprit la direction de l’hôtel, où il arriva juste à temps pour attraper la limousine que lui avaient envoyée ses hôtes pour la soirée.
Sur sa demande, on avait interdit l’accès de la cour de l’hôtel aux médias de l’Amas, cet après-midi-là ; il ne fut donc pas contraint de se frayer peu dignement un chemin entre leurs projecteurs, leurs micros et leurs questions. Lunettes noires bien en place sur son nez, il attendit sur les marches de l’hôtel que la grosse voiture de couleur sombre (nettement plus impressionnante que celle qui avait failli causer sa mort dans la matinée, nota-t-il avec une légère déception) vienne sans heurt s’arrêter devant lui. Un homme à la carrure imposante se déplia et en sortit côté conducteur. Il avait les cheveux gris et un visage blême couturé de cicatrices. Il lui ouvrit la portière arrière en s’inclinant lentement.
— Merci, lui dit Zakalwe en pénétrant dans le véhicule.
L’autre s’inclina à nouveau et referma la portière. Zakalwe s’installa sur un siège arrière recouvert d’une luxueuse fourrure, intermédiaire entre le lit et la banquette. Les vitres s’obscurcirent en réaction aux flashes des journalistes lorsque la voiture quitta la cour de l’hôtel. Cela n’empêcha pas Zakalwe de leur adresser un salut, qu’il espéra digne d’un roi.
Les lumières de la ville nocturne filaient de part et d’autre de la voiture, qui roulait tranquillement dans un bruit de tonnerre. Il examina le paquet posé à côté de lui sur la banquette-lit ; l’emballage de papier était maintenu par des rubans multicolores. « Monsieur Staberinde » annonçait un billet rédigé à la main. Il rabattit le casque de sa combinaison, tira délicatement sur un des rubans et défit le paquet. Il contenait des vêtements, qu’il déplia pour les inspecter.
Il trouva sur un accoudoir un interrupteur qui lui permettait de dialoguer avec le chauffeur grisonnant.
— Si je comprends bien, ceci doit être mon déguisement. Que représente-t-il, au juste ?
Le chauffeur baissa les yeux et tira de la poche de sa veste un objet qu’il se mit à manipuler.
— Bonjour, fit une voix artificielle. Je m’appelle Mollen. Comme je ne peux pas parler, je me sers de cet appareil.
L’homme releva brièvement les yeux pour regarder la route, puis son regard revint à la machine qu’il utilisait.
— Vous vouliez me poser une question ?
Zakalwe n’appréciait guère sa façon de quitter la route des yeux chaque fois qu’il voulait dire quelque chose ; aussi répondit-il :