— Non, ça ne fait rien.
Puis il se laissa aller contre le dossier de la banquette en regardant défiler les lumières, et enleva son casque.
Ils pénétrèrent dans la cour d’une vaste demeure obscure située au bord d’une rivière, dans un canyon secondaire.
— Veuillez me suivre, monsieur Staberinde, dit Mollen par l’intermédiaire de son appareil.
— Certainement.
Il releva son casque et gravit derrière son imposant chauffeur les marches qui conduisaient à un vaste hall d’entrée. Il tenait à la main le costume trouvé dans la voiture. Sous le regard furibond des têtes d’animaux qui ornaient les murs, Mollen referma les portes et l’emmena jusqu’à un ascenseur qui leur fit descendre deux étages dans un concert de vibrations et de bourdonnements. Zakalwe détecta le bruit et l’odeur de drogue qui émanaient de la fête avant même que les portes ne se rouvrent.
Il remit le paquet de vêtements entre les mains de Mollen, ne gardant qu’une mince cape.
— Merci ; je n’aurai pas besoin du reste.
Ils se joignirent à la fête ; il y avait beaucoup de monde, beaucoup de bruit et beaucoup de travestissements bizarres. Hommes ou femmes, les invités semblaient tous très soignés et bien nourris ; Zakalwe huma la fumée de drogue qui couronnait la foule de silhouettes bigarrées, tout autour de lui. Mollen ouvrait la marche. On se taisait sur leur passage, mais une rumeur bavarde s’amorçait dans leur sillage. Il perçut plusieurs fois le mot « Staberinde. »
Ils franchirent des portes gardées par des hommes encore plus impressionnants que Mollen et empruntèrent une volée de marches recouvertes d’un tapis moelleux, qui débouchait sur une vaste salle toute vitrée d’un côté. Derrière, des embarcations dansaient sur une eau noire le long d’un quai souterrain. La vitre reflétait un groupe d’invités moins nombreux, mais beaucoup plus étranges. Il regarda par-dessous ses lunettes noires, mais n’y vit pas plus clair pour autant.
Comme à l’étage supérieur, les gens allaient et venaient en tenant des bols-à-drogue ou, pour les plus audacieux, des verres à cocktails. Tous étaient soit gravement blessés, soit carrément mutilés.
Hommes et femmes se retournèrent pour observer le nouveau venu qui entrait sur les talons de Mollen. Quelques-uns arboraient des bras cassés et tordus dont les os perçaient à travers la peau, luisant d’un éclat blanchâtre sous la lumière crue ; d’autres étaient affligés d’énormes entailles, écorchés sur toute une région du corps ou amputés d’un bras ou d’un sein, quand ils n’étaient pas énucléés ; souvent le membre ou l’organe manquant pendait contre une autre partie de leur anatomie. La femme entr’aperçue au carnaval de rue vint à sa rencontre ; une zone de peau large comme la main pendait sur son ventre, rabattue sur sa jupe chatoyante, et les muscles de son abdomen ondulaient à l’intérieur comme des filaments d’un rouge sombre, également chatoyant.
— Monsieur Staberinde, vous êtes venu déguisé en homme de l’espace.
Elle s’exprimait avec une espèce d’accent démesurément étudié qui lui déplut instantanément.
— Ma foi, j’ai trouvé un compromis, répondit-il en dépliant sa cape d’un seul geste et en l’attachant sur ses épaules.
La femme lui tendit la main.
— Eh bien, soyez quand même le bienvenu.
— Merci, fit-il en prenant sa main pour la lui baiser.
Il s’attendait plus ou moins à ce que les champs détecteurs de la combinaison captent sur cette main délicate une bouffée de quelque poison mortel et l’avertissent instantanément du danger, mais le signal d’alarme resta muet. Il sourit, et elle retira sa main.
— Qu’est-ce qui vous amuse à ce point, monsieur Staberinde ?
— Mais tout ça ! s’exclama-t-il en riant et en indiquant d’un mouvement de tête les gens qui se pressaient autour d’eux.
— Tant mieux, fit-elle avec un petit rire (son ventre se mit à trembloter). Nous espérions bien que notre petite fête vous distrairait. Permettez-moi de vous présenter l’excellent ami qui a rendu tout ceci possible.
Elle le prit par le bras et le guida à travers cette macabre assistance jusqu’à un homme assis sur un tabouret à côté d’une grosse machine gris terne. Il était petit, avec un visage souriant, et ne cessait de s’essuyer le nez avec un grand mouchoir qu’il fourrait ensuite en vrac dans sa combinaison par ailleurs immaculée.
— Docteur, voici l’homme dont nous vous avons parlé : monsieur Staberinde.
— Ravi de vous rencontrer et tout et tout, fit le petit médecin, dont le visage se déforma pour afficher un sourire humide dévoilant une grande quantité de dents. Bienvenue au bal des Lésés. (Il eut un geste large pour désigner les blessés environnants et agita les mains avec enthousiasme.) Désirez-vous une lésion ? Le processus est tout à fait indolore et ne cause aucun désagrément ; la remise en état se fait en un rien de temps, et sans laisser de cicatrices. Qu’est-ce qui vous tenterait, voyons ? Lacérations ? Fracture avec complications ? Castration ? Que diriez-vous d’une trépanation multiple ? Vous n’auriez pas de concurrence.
Zakalwe croisa les bras et éclata de rire.
— Vous êtes trop bon. Je vous remercie, mais la réponse est non.
— Oh, vous n’allez pas nous faire ça ! protesta le petit homme en prenant l’air blessé. Ne gâchez pas la soirée ; tout le monde participe, voulez-vous vraiment avoir l’impression d’être tenu à l’écart ? Le risque de douleur ou de lésion définitive est nul. J’ai mené ce genre d’opérations dans tout l’univers civilisé, et personne ne s’en est jamais plaint à moi, excepté les gens qui forment un attachement excessif à leurs blessures et résistent ensuite au processus de réparation. Ma machine et moi avons réalisé des lésions et autres blessures de fantaisie dans tous les centres civilisés de l’Amas ; l’occasion ne se représentera peut-être plus jamais, vous savez. Nous partons demain, et mon carnet de commandes est plein pour les deux années standards à venir. Alors, vous êtes toujours absolument certain de ne pas vouloir participer ?
— Plus certain que cela encore.
— Laissez donc M. Staberinde tranquille, docteur, reprit la femme. S’il refuse de se joindre à nous, nous devons respecter son vœu. N’est-ce pas, monsieur Staberinde ?
Elle glissa son bras sous celui de Zakalwe, qui contempla sa blessure en se demandant quelle forme de bouclier invisible maintenait le tout en l’état. La poitrine de la jeune femme était parsemée de minuscules gemmes taillées en forme de larme, et se dressait sous l’action de petits projecteurs de champ situés sous les seins.
— Naturellement.
— Bien. Voulez-vous m’attendre un instant, je vous prie ? Prenez donc un peu de ceci.
Elle lui mit de force un verre dans les mains et se pencha pour parler à l’oreille du petit médecin.
Zakalwe se retourna afin d’observer les occupants de la pièce. Des lambeaux de peau déparaient des visages superbes, des seins greffés se balançaient au milieu de dos hâlés, des bras sveltes pendaient comme des colliers boursouflés ; des esquilles d’os pointaient sous la peau déchiquetée ; veines, artères, muscles et glandes se tortillaient en luisant dans la lumière blanche.
Il leva le verre que lui avait confié la femme et le secoua pour en faire entrer les émanations dans les champs analyseurs entourant la partie inférieure de son casque ; un signal d’alarme retentit et un petit écran situé sur le poignet de la combinaison afficha la teneur précise du poison que contenait le verre. Zakalwe sourit, passa outre le champ qui ceignait le casque à la hauteur de son cou et avala d’un trait le liquide ; la mixture, pour moitié composée d’alcool, le fit tousser un peu en lui coulant dans la gorge. Il fit claquer ses lèvres.