— Oh, vous avez tout bu ! s’exclama la femme en revenant vers lui.
Elle tapota son ventre lisse à présent refermé et lui fit signe de se diriger avec elle vers un autre angle de la pièce. Tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers la foule mutilée, elle enfila une courte veste qui jetait mille feux.
— Oui, répondit-il en lui rendant le verre vide.
Ils franchirent une porte donnant sur un ancien atelier ; on y voyait çà et là des tours, des poinçonneuses et des foreuses dont le métal écorné et la peinture écaillée étaient recouverts d’une couche de poussière. Trois fauteuils étaient disposés sous l’ampoule qui pendait du plafond, et il y avait aussi un petit meuble. La femme referma la porte et fit signe à Zakalwe de prendre place sur l’un des sièges bas. Il s’exécuta et posa le casque de sa combinaison sur le plancher, à ses pieds.
— Pourquoi n’avez-vous pas mis le costume que nous vous avons fourni ?
Elle manipula le verrou de la porte, puis se retourna vers lui, brusquement souriante. Puis elle ajusta sa veste scintillante.
— Il ne m’allait pas.
— Parce que vous croyez que celui-ci vous va ? fit-elle en indiquant la combinaison noire.
Elle s’assit et croisa les jambes. Puis elle donna de petites tapes sur le meuble à côté d’elle ; celui-ci s’ouvrit et présenta des verres qui tintèrent les uns contre les autres ainsi que des bols-à-drogue déjà tout fumants.
— Je le trouve sécurisant.
Elle se pencha et lui offrit un verre rempli d’un liquide miroitant, qu’il accepta. Puis il se carra contre le dossier de son fauteuil.
Elle fit de même et, un bol serré entre ses mains jointes, ferma les yeux, pencha la tête et inspira profondément. Puis elle attira un peu de fumée sous les revers de sa veste de sorte que, quand elle prit la parole, les lourdes volutes ressortirent en dessinant des spirales entre le tissu et sa peau et remontèrent lentement vers son visage.
— Nous sommes enchantés que vous soyez venu, quel que soit votre déguisement. Mais dites-moi : comment trouvez-vous l’Excelsior ? Répond-il à vos attentes ?
— Je m’en contenterai, dit-il avec un mince sourire.
La porte s’ouvrit. L’homme qu’il avait vu en compagnie de la jeune femme le jour du carnaval et lors de la poursuite en voiture se tenait sur le seuil. Il s’effaça pour laisser entrer Mollen, puis se dirigea à grands pas vers le fauteuil libre et s’y assit. Mollen resta debout devant la porte.
— Que disiez-vous ? s’enquit l’homme en repoussant d’un geste le verre que lui tendait la jeune femme.
— Il est sur le point de nous révéler son identité, déclara cette dernière. N’est-ce pas, monsieur… Staberinde ?
— Non, pas du tout. C’est à vous de me dire qui vous êtes.
— Je suis certain que vous le savez déjà, monsieur Staberinde, fit l’homme. Il y a quelques heures encore, nous croyions savoir qui vous étiez. Mais maintenant, nous n’en sommes plus aussi sûrs.
— Moi ? Mais je ne suis qu’un simple touriste.
Il but une gorgée en les contemplant tous deux par-dessus le rebord de son verre. Puis il reporta son regard sur sa boisson. De minuscules paillettes d’or flottaient dans les profondeurs chatoyantes du verre.
— Pour un touriste, vous avez fait l’acquisition d’un très grand nombre de souvenirs que vous ne pourrez jamais emporter chez vous, remarqua la femme. Des rues, des voies ferrées, des ponts, des canaux, des immeubles d’habitation, des grands magasins, des tunnels… (Elle eut un geste de la main signifiant que la liste ne s’arrêtait pas là.) Et je ne parle que de Solotol.
— Eh oui, j’ai tendance à me laisser emporter.
— Essayez-vous d’attirer l’attention ?
— C’est cela, en effet, sourit-il.
— Nous avons entendu dire que vous aviez fait une expérience désagréable ce matin, monsieur Staberinde, poursuivit la femme, qui s’installa plus confortablement dans son fauteuil et remonta ses jambes contre elle. Il y était question d’un certain déversoir, je crois.
— C’est exact. Ma voiture a été déviée vers le sommet d’un canal d’écoulement.
— Vous n’êtes pas blessé ? fit-elle d’une voix ensommeillée.
— Rien de grave. Je suis resté dans la voiture jusqu’à ce que…
— Arrêtez-vous là, je vous en prie. (Une main aux gestes las se détacha de la masse indistincte du fauteuil.) Je ne retiens jamais les détails.
Zakalwe se tut et plissa les lèvres.
— J’ai cru comprendre que votre chauffeur n’avait pas eu autant de chance que vous, reprit l’homme.
— Ma foi, non ; il est mort. (Zakalwe se pencha en avant.) À vrai dire, je crois que c’est vous qui avez tout organisé.
— Mais oui, fit la voix de la femme, qui semblait sortir en flottant, comme la fumée de sa drogue, du volume du fauteuil. En effet, c’était nous.
— Je trouve la franchise tellement séduisante, pas vous ? (L’homme admira les genoux, les seins et la tête de la jeune femme, seules parties de son anatomie encore visibles au-dessus des accoudoirs tapissés de fourrure. Il sourit.) Naturellement, monsieur Staberinde, ma compagne plaisante. Jamais nous ne ferions une chose pareille. Cependant, nous pouvons peut-être vous prêter main-forte dans votre quête des véritables coupables.
— Vraiment ?
— Nous jugeons à présent préférable de vous aider, si vous voyez ce que je veux dire, fit l’autre en hochant la tête.
— Ah, je vois !
L’homme se mit à rire.
— Qui êtes-vous exactement, monsieur Staberinde ?
— Je vous l’ai dit : un touriste, répondit-il en reniflant le bol. Il se trouve que j’ai mis la main sur une petite somme il y a quelque temps, et j’avais toujours eu envie de visiter Solotol – en faisant bien les choses. Et c’est ce que j’ai entrepris.
— Comment avez-vous obtenu le contrôle de la Fondation Avant-garde, monsieur Staberinde ?
— Je croyais qu’il était impoli de poser des questions aussi directes.
— Et vous avez raison, sourit l’autre. Je vous demande pardon. Puis-je essayer de deviner votre profession ? Je veux parler de l’activité que vous exerciez avant de devenir un gentilhomme oisif, bien sûr.
— Si vous voulez, répondit Zakalwe en haussant les épaules.
— L’informatique, avança l’autre.
Zakalwe avait fait mine de porter son verre à ses lèvres de manière à se ménager un temps d’hésitation, qu’il mit d’ailleurs à profit.
— Sans commentaire, répondit-il sans regarder l’autre dans les yeux.
— Bref, reprit ce dernier. La Fondation Avant-garde a changé de direction, c’est cela ?
— Absolument. Et elle n’a pas perdu au change.
— C’est ce que j’ai appris cet après-midi même, acquiesça l’homme, qui s’avança au bord de son fauteuil et se frotta les mains. Monsieur Staberinde, loin de moi l’idée de m’ingérer dans vos opérations commerciales et vos projets d’avenir, mais je me demandais si vous accepteriez de nous donner une vague idée de l’orientation que vous comptez donner à la Fondation dans les prochaines années. Pour l’instant, ce n’est que pure curiosité de notre part.
— Facile, fit Zakalwe avec un grand sourire. La réponse est : davantage de bénéfices. L’Avant-garde aurait pu être la plus grosse corporation de toutes si elle avait exploité le marché de façon plus agressive. Au lieu de cela, on l’a dirigée comme une œuvre de charité ; chaque fois qu’elle prenait du retard, elle comptait sur une quelconque innovation technologique relevant du gadget pour se redresser. Mais à partir de maintenant elle entre dans la bagarre, comme les grands, et elle se range du côté des gagnants. (Son interlocuteur eut un hochement de tête sagace.) Jusqu’à présent, la Fondation Avant-garde s’est montrée trop… humble. C’est peut-être ce qui arrive quand on laisse les rênes à des machines, ajouta-t-il en haussant les épaules. Mais c’est fini maintenant. À compter d’aujourd’hui, les machines feront ce que je leur dirai de faire, et la Fondation Avant-garde entrera dans la compétition ; avec les prédateurs, vous voyez ?