Il fit entendre un petit rire, mais pas trop cruel – du moins l’espérait-il, il ne fallait tout de même pas trop en faire.
L’homme sourit, lentement mais sans réserve.
— Vous… croyez aussi que les machines doivent rester à leur place ?
— Mais oui, répondit-il en hochant vigoureusement la tête. Absolument.
— Hmm. Monsieur Staberinde, avez-vous entendu parler de Tsoldrin Beychaé ?
— Naturellement. Qui ne le connaît pas ?
L’homme haussa légèrement les sourcils.
— Et vous pensez que…
— Il aurait pu devenir un grand homme politique, à mon avis.
— La plupart des gens disent qu’il l’a été, intervint la femme depuis les profondeurs de son fauteuil.
Il secoua la tête en regardant au fond de son bol-à-drogue.
— Il était du mauvais côté. C’est triste à dire, mais… pour être grand, il faut être du côté des vainqueurs. Être grand, c’est aussi savoir cela. Lui ne le savait pas. Tout comme mon vieux père.
— Ah ! fit la femme.
— Votre père, monsieur Staberinde ?
— Oui, reconnut-il. Lui et Beychaé… enfin, c’est une longue histoire, mais… ils se sont connus, il y a longtemps.
— Nous avons tout le temps d’entendre cette histoire, fit nonchalamment l’homme.
— Non, fit Zakalwe. (Il se leva, reposa le bol et le verre et ramassa son casque.) Écoutez ; merci pour votre invitation et tout ça, mais je crois que je vais rentrer maintenant. Je suis un peu fatigué, et puis j’ai été drôlement secoué dans cet accident de voiture, vous savez.
— Bien sûr, fit l’autre en se levant à son tour. Nous sommes vraiment désolés pour ce qui vous est arrivé.
— Oui, merci.
— Peut-être pouvons-nous vous offrir quelque chose à titre de compensation ?
— Ah oui ? Et quoi par exemple ? (Il se mit à tripoter son casque.) J’ai déjà tout l’argent qu’il me faut.
— Que diriez-vous d’une rencontre avec Tsoldrin Beychaé ?
Il releva les yeux, les sourcils froncés.
— Je ne sais pas. Je suis censé sauter de joie ? Est-ce qu’il est là ?
Il désigna du geste la fête de l’autre côté de la porte. La femme gloussa.
— Non. (L’homme eut un rire.) Pas ici même. Mais il est en ville. Aimeriez-vous lui parler ? C’est un type fascinant, et qui ne se place plus activement du mauvais côté, comme cela lui est arrivé. Depuis quelque temps, il se consacre à l’étude. Mais il n’en reste pas moins fascinant, comme je vous l’ai déjà dit.
— Eh bien, ma foi…, répondit Zakalwe en haussant les épaules. Peut-être. Je vais y réfléchir. J’avoue que l’idée de m’en aller d’ici m’avait traversé l’esprit, après la folie de ce qui s’est passé ce matin.
— Oh, je vous supplie de revenir sur votre décision, monsieur Staberinde. Je vous en prie, prenez le temps d’une bonne nuit de sommeil. Vous pourriez faire beaucoup de bien à tout le monde si vous acceptiez de parler à notre ami. Qui sait, vous réussiriez peut-être à en faire quelqu’un de grand. (Il tendit une main vers la porte.) Mais je vois que vous avez envie de partir. Laissez-moi vous raccompagner jusqu’à la voiture. (Ils se dirigèrent vers la sortie. Mollen fit un pas de côté.) Ah, je vous présente Mollen. Mollen, dis bonjour.
L’homme aux cheveux gris effleura un petit boîtier accroché sur son flanc.
— Bonjour, fit le boîtier.
— Mollen ne peut pas parler, voyez-vous. Il n’a pas dit un seul mot depuis que nous le connaissons.
— Eh oui, renchérit la femme, à présent entièrement submergée dans le fauteuil. Nous avons décrété qu’il avait la gorge un peu encombrée, alors nous lui avons fait couper la langue.
Elle émit un bruit qui pouvait être soit un gloussement, soit un rot.
— Nous nous sommes déjà rencontrés.
Zakalwe adressa un signe de tête à l’hercule, dont le visage se contorsionnait curieusement sous les cicatrices.
Dans le sous-sol servant également de hangar à bateaux, la fête battait son plein. Zakalwe faillit entrer en collision avec une femme dont les yeux se trouvaient à l’arrière de la tête. Quelques joyeux convives échangeaient à présent des morceaux de leur anatomie. Certains arboraient quatre bras, ou pas de bras du tout (ceux-là suppliaient qu’on porte leur verre à leurs lèvres pour les faire boire), quand ce n’était pas une jambe supplémentaire, ou des bras et jambes appartenant au sexe opposé. Une femme paradait en remorquant un homme affichant un sourire d’une stupidité malsaine ; elle ne cessait de soulever ses jupes pour étaler devant tous les regards un jeu complet d’organes sexuels masculins.
Il se prit à espérer qu’à la fin de la soirée plus personne ne saurait s’y retrouver.
Ils traversèrent ensuite la soirée plus disciplinée, à l’étage supérieur ; des feux d’artifice répandaient sur l’assistance une véritable douche d’étincelles froides ; tout le monde riait à ce spectacle et (il ne put trouver d’autre mot) tout le monde folâtrait.
On le salua. Ce fut la même voiture qui le ramena à l’hôtel, mais conduite par un autre chauffeur. Pendant le trajet il contempla les lumières et les paisibles champs de neige dont était parsemée la ville en songeant aux gens lorsqu’ils faisaient la fête et lorsqu’ils faisaient la guerre ; il revit la soirée qu’il venait de quitter, puis des tranchées gris-vert remplies d’hommes crottés figés dans une attente angoissée. Il vit des êtres en costumes noirs et brillants qui se donnaient mutuellement le fouet et se faisaient attacher… et d’autres gens ligotés sur des cadres de sommiers ou des chaises, qui poussaient des hurlements tandis que des hommes en uniforme mettaient en œuvre leurs talents particuliers.
Il avait besoin qu’on lui rappelle de temps en temps qu’il était encore capable de mépris. Il s’en rendait compte.
La voiture filait, puissante, dans les rues silencieuses. Il ôta ses lunettes noires. La ville déserte défilait au-dehors.
VI
Jadis (entre l’époque où il avait fait traverser les terres mortes à l’Élu et celle où il avait fini brisé comme un insecte dans la caldeira inondée, à dessiner des signes dans la boue), il avait pris des vacances et joué quelque temps avec l’idée de renoncer à son travail pour la Culture afin de faire tout à fait autre chose. Il lui avait toujours paru que l’homme idéal devait être soit soldat, soit poète ; aussi, ayant occupé pendant des années l’un de ces deux pôles opposés (à ses yeux du moins), il décida d’essayer de donner à sa vie un tour entièrement différent, et d’aller occuper l’autre pôle.
Il alla s’installer dans un petit village d’un petit pays rural, sur une petite planète sous-développée où le rythme de vie était nonchalant. Il habitait chez un vieux couple dans un cottage au milieu des arbres, au fond d’une vallée dominée par de hautes buttes rocheuses. Il se levait tôt et partait chaque jour pour de longues promenades.
La campagne lui paraissait toute neuve, toute verte et fraîche. C’était l’été, et les champs, les bois, les bas-côtés et les rives regorgeaient de fleurs sans nom de toutes les couleurs. Les grands arbres ployaient sous les brises tièdes, leurs feuillages aux teintes vives battaient au vent comme des drapeaux ; l’eau sourdait des landes et des collines et courait sur les pierres serrées des ruisseaux étincelants tel un concentré clarifié de l’air lui-même. Il escaladait en nage les collines torturées, grimpait sur les affleurements rocheux qui en formaient le faîte, franchissait en riant et en poussant des exclamations de joie les cimes plus larges, sous les courtes ombres projetées par de petits nuages planant haut dans le ciel.