Lors des dernières convulsions de sa conscience, il ferma les yeux, pour ne les rouvrir qu’au moment fort ; et là, il vit (des deux yeux à présent) qu’il avait serré contre lui un cadavre en putréfaction déjà investi par les vers et les larves. Alors le parfum de fleurs céda la place à la puanteur insupportable de la pourriture, mais de telle manière qu’il comprit que l’odeur avait toujours été la même ; au moment où ses reins se donnaient au cadavre, son estomac rejeta son dernier repas.
L’esprit de la forêt le tenait donc par deux bouts et, s’accrochant à lui des deux mains, ôta son fil de l’écheveau de la vie avant de l’attirer dans le monde des ombres.
Là, son âme fut éparpillée en un million de parcelles et dispersée dans le monde entier afin de constituer celles de toutes les abeilles, qui apportent aux fleurs la vie nouvelle et la mort éternelle, simultanément.
Il remercia le vieil homme de lui avoir raconté cette histoire, et lui rapporta à son tour quelques-uns des contes qui lui restaient de son enfance.
Quelques jours plus tard, le petit animal qu’il poursuivait dans la lande dérapa sur l’herbe humide de rosée et, après une culbute, s’étala sur les cailloux, le souffle coupé. Il poussa un cri de victoire et dévala à toutes jambes la pente au bas de laquelle l’animal faisait déjà mine de se relever sur des pattes mal assurées. Il franchit d’un bond les deux derniers mètres et atterrit sur ses pieds juste à côté de l’endroit où la bête était tombée. Indemne, celle-ci reprit ses esprits et fila à toute allure avant de disparaître dans un trou. Il éclata de rire, pantelant et trempé de sueur. Il resta là, courbé en deux et les mains posées sur les genoux, à essayer de retrouver son souffle.
Quelque chose bougea sous ses pieds. Il le vit, et il le sentit.
Il y avait là un nid. Il avait atterri en plein dessus. Les coquilles mouchetées des œufs brisés répandaient leur contenu liquide sur ses bottes, sur la mousse et parmi les brindilles.
D’ores et déjà malade de remords, il déplaça son pied. Quelque chose de noir se tortillait en dessous. Le petit être sortit de l’ombre : tête et cou noirs, œil noir fixé sur lui, dur et brillant comme un éclat de jais au fond d’un torrent. L’oiselle se débattit, et il fit un petit bond en arrière comme s’il avait posé un pied nu sur une chose susceptible de le piquer. Elle atteignit l’herbe de la lande en battant désespérément des ailes, sautillant sur une patte et traînant derrière elle une aile inerte. Parvenue à quelque distance, elle s’immobilisa de biais et pencha la tête de côté. On aurait dit qu’elle le regardait.
Il essuya ses bottes sur la mousse. Il ne restait pas un œuf intact. L’oiselle émit un petit son flûté. Il se détourna et fit mine de s’en aller, puis s’arrêta, jura, revint sur ses pas et s’élança d’un pas lourd derrière l’oiselle, qu’il n’eut aucun mal à rattraper malgré une véritable tempête de plumes et de piaillements.
Il lui tordit le cou et laissa tomber dans l’herbe le petit corps inerte.
Ce soir-là il n’écrivit rien dans son journal ; jamais plus il ne devait l’ouvrir. L’atmosphère se chargea d’humidité et devint oppressante, sans que la pluie se mette pour autant à tomber. L’homme au cerf-volant lui fit un jour de grands signes en l’appelant depuis le faîte d’une colline ; en nage, il s’empressa de s’éloigner.
Ce fut quelque dix jours après l’incident de l’oiselle qu’il s’avoua enfin que jamais il ne serait poète.
Il s’en alla deux jours plus tard, et on n’entendit plus jamais parler de lui. Le chef des gardes du seigneur avait pourtant averti toutes les villes du pays : on soupçonnait l’étranger d’avoir pris part aux événements survenus la veille de son départ. Le contremaître de la ferme du seigneur avait été découvert ligoté dans son lit avec au visage une expression d’horreur pure ; il avait la bouche et la gorge bourrées de langues humaines séchées et de morceaux de papier blanc, qui avaient provoqué sa mort par étouffement.
Neuf
Il dormit jusqu’après l’aube, puis partit faire une promenade dans l’intention de réfléchir. Il emprunta le tunnel de service menant du bâtiment principal de l’hôtel à l’annexe en laissant ses lunettes noires dans sa poche. Le personnel avait nettoyé son vieil imperméable ; il l’enfila, prit une paire de gants épais et enroula une écharpe autour de son cou.
Il déambula d’un pas prudent le long de rues chauffées, sur des trottoirs dégouttant, le visage levé afin de garder les yeux fixés sur le ciel, précédé par sa propre haleine. Câbles et immeubles laissaient choir de petits paquets de neige à mesure que la température remontait sous l’effet d’un soleil timide et d’un vent clément. Dans les caniveaux courait une eau claire où s’entrechoquaient de temps à autre des icebergs de gadoue ; des gouttières s’écoulait un filet ou, au contraire, un flot de neige tout à fait fondue, et les véhicules passaient en émettant un chuintement humide. Il gagna le trottoir opposé, qui se trouvait en plein soleil.
Il gravit des marches et franchit des ponts ; il avançait précautionneusement quand il fallait traverser des zones non chauffées ou dont le chauffage était en panne. Il regretta de ne pas s’être muni de bottes mieux adaptées ; les siennes ne manquaient pas d’allure, certes, mais elles avaient tendance à glisser.
Pour éviter la chute, il fallait marcher comme un vieillard, les mains tendues, paumes tournées vers l’extérieur, comme si l’on voulait agripper une canne, et se courber en deux alors qu’on aurait préféré se tenir bien droit. Cela l’irritait, mais il lui aurait encore moins plu de continuer à se promener comme si l’environnement n’avait pas changé, et de se retrouver les quatre fers en l’air.
Pourtant, il finit bel et bien par glisser, et sous le nez d’un groupe de jeunes gens en plus. Il descendait avec un luxe de précautions une volée de marches menant à un pont suspendu qui enjambait le point de jonction de deux voies de chemin de fer. Riant et plaisantant entre eux, les jeunes gens venaient dans sa direction. Il dut partager son attention entre eux et les marches traîtresses. Ils avaient l’air très jeunes, et leurs actes, leurs gestes et leurs voix aiguës semblaient bouillir d’énergie ; il eut brusquement conscience de son âge. Ils étaient quatre ; les deux garçons s’efforçaient d’impressionner les filles et parlaient très fort. L’une d’elles, grande, le cheveu et l’œil sombre, avait l’élégance sans apprêt qu’affichent les filles au sortir de l’adolescence. Il concentra son attention sur elle, se redressa de toute sa hauteur et, juste avant que ses pieds ne se dérobent sous lui, sentit sa démarche se ragaillardir quelque peu.
Il s’affala sur la dernière marche et resta un moment assis là, un mince sourire au visage ; il se leva juste au moment où la petite bande allait parvenir à son niveau. (L’un des garçons pouffa bruyamment et posa avec ostentation une main gantée sur son cache-nez, à hauteur de sa bouche.)
Il brossa du plat de la main les pans de son imperméable taché de neige et en expédia un peu en direction du jeune garçon. Tous quatre le dépassèrent et entreprirent de gravir les marches, sans cesser de glousser. Lui-même s’engagea sur le pont (une douleur montant du bas de son dos lui arracha une grimace) et, parvenu à mi-chemin, entendit une voix l’appeler. Il se retourna et reçut une boule de neige en pleine figure.
Il eut juste le temps de les voir partir en courant et en riant au sommet de l’escalier, mais il était trop occupé à chasser la neige qui lui obstruait les narines et lui piquait les yeux pour les distinguer nettement. Son nez battait douloureusement, mais cette fois-ci, il n’était pas cassé. Il poursuivit sa route et croisa un vieux couple bras dessus bras dessous, qui secoua la tête en émettant un petit bruit désapprobateur et marmonna quelques phrases où il était question de ces maudits étudiants. Il se contenta de les saluer d’un hochement de tête, et s’essuya le visage avec un mouchoir.