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Lorsqu’il quitta le pont pour s’engager dans un nouvel escalier conduisant à une esplanade située sous un vieil immeuble de bureaux, il souriait. Jadis, il se serait senti gêné, il ne l’ignorait pas ; gêné d’avoir glissé, gêné qu’on l’ait vu glisser, gêné d’avoir reçu une boule de neige et de s’être retourné aussi naïvement au signal donné, gêné que le vieux couple ait assisté à son embarras. Autrefois, il aurait peut-être poursuivi les jeunes gens, au moins pour leur faire un peu peur, mais plus maintenant.

Il fit halte devant une buvette servant des boissons chaudes, sur l’esplanade, et se commanda un bol de soupe. Il s’adossa à une paroi de la baraque, enleva un de ses gants en tirant dessus avec ses dents et referma sa main sur le bol fumant pour s’imprégner de sa chaleur. Puis il se dirigea vers la balustrade, prit place sur un banc et se mit à boire lentement sa soupe, à petites gorgées prudentes. L’homme à la buvette essuyait son comptoir en écoutant la radio ; il tenait entre les lèvres une fausse cigarette en céramique attachée à une chaîne qu’il portait au cou.

La douleur au bas du dos provoquée par sa chute ne l’avait toujours pas quitté. Il contempla la ville à travers la vapeur qui s’élevait de son bol et sourit. Il ne l’avait pas volé.

En rentrant à l’hôtel, il trouva un message émanant d’eux. Monsieur Beychaé désirait le voir. On lui enverrait une voiture après déjeuner, s’il n’y voyait pas d’objection.

— Voilà d’excellentes nouvelles, Chéradénine.

— Peut-être, en effet.

— Quoi, toujours pessimiste ?

— Je dis simplement qu’il ne faut pas trop se monter la tête. (Il s’allongea sur le lit et, contemplant les fresques du plafond, reprit à l’intention de Sma, par l’intermédiaire du transcepteur-boucle d’oreille :) Possible que j’arrive jusqu’à lui, mais je doute de pouvoir le faire sortir de là. Si ça se trouve, il est devenu sénile et va me tenir un discours du genre : « Alors, Zakalwe… on travaille toujours pour la Culture et contre ces tocards ? » Auquel cas, vous me tirez de là presto, d’accord ?

— Ne t’en fais pas, on te fera sortir.

— Admettons que j’arrive à lui mettre la main dessus, tu tiens toujours à ce que je parte ensuite pour les Habitats d’Impren ?

— Oui. Il va falloir que tu te serves du module ; on ne peut pas prendre le risque de faire venir le Xénophobe. Si tu réussis effectivement à faire s’évader Beychaé, ils donneront l’alerte maximum ; nous n’arriverions jamais à approcher puis repartir sans nous faire repérer ; cela risquerait de nous mettre à dos tout l’Amas, qui nous reprocherait alors de nous être ingérés dans ses affaires.

— Et en module, combien de temps faut-il pour rejoindre Impren ?

— Deux jours.

— Bon, ça devrait aller, soupira-t-il.

— Tu es prêt, au cas où une occasion se présenterait aujourd’hui même ?

— Ouais. La capsule est enterrée dans le désert et amorcée ; le module reste en attente dans la plus proche géante gazeuse jusqu’à réception du même signal. S’ils m’enlèvent mon transcepteur, comment puis-je prendre contact avec vous ?

— Eh bien, commença Sma, j’aimerais beaucoup pouvoir te dire : « Je t’avais pourtant averti » et te déplacer un éclaireur ou un missile-couteau, mais ce n’est pas possible ; leur système de surveillance est suffisamment efficace pour détecter ce genre de chose. Le mieux que nous puissions faire, c’est de placer un microsat en orbite et d’opérer un balayage passif ; d’ouvrir l’œil, en d’autres termes. Si l’engin voit que tu as des ennuis, nous enverrons à ta place le signal à la capsule et au module. L’autre solution est le téléphone, figure-toi. Il y a les numéros de téléphone de l’Avant-garde, qu’on ne trouve pas dans les annuaires mais que tu as déjà en ta possession… euh, Zakalwe ?

— Hmm ?

— Ils sont bien en ta possession, n’est-ce pas ?

— Mais oui, mais oui.

— Sinon, nous avons établi une liaison clandestine air-sol avec le service des appels d’urgence à Solotol ; tu n’as qu’à composer trois fois le un et crier « Zakalwe ! » à l’opérateur. Nous t’entendrons.

— Je suis parfaitement confiant, souffla-t-il en hochant la tête.

— Ne t’en fais pas, Chéradénine.

— Moi, m’en faire ?

La voiture vint le chercher ; par la fenêtre, il la vit arriver. Il descendit et s’avança à la rencontre de Mollen. Il aurait bien aimé pouvoir, là encore, porter sa combinaison, mais avec elle ils ne l’auraient certainement pas laissé pénétrer dans leurs zones à sécurité renforcée. Il prit donc son vieil imperméable, sans oublier ses lunettes noires.

— Bonjour.

— Bonjour, Mollen.

— Belle journée.

— Oui.

— Où allons-nous ?

— Je n’en sais rien.

— C’est pourtant vous qui tenez le volant.

— Oui.

— Alors, vous devez bien savoir où nous allons.

— Voulez-vous répéter, s’il vous plaît ?

— Je disais : vous devez bien savoir où nous allons, puisque c’est vous qui conduisez.

— Désolé.

Il resta debout à côté de la voiture tandis que Mollen lui tenait la portière ouverte.

— Dites-moi au moins si c’est loin. Je souhaite peut-être annoncer autour de moi que je serai absent quelque temps.

Le géant fronça les sourcils et son visage couturé se creusa de plis qui partaient dans des directions étranges et formaient des motifs inaccoutumés. Il ne savait pas sur quel bouton de son appareil il devait appuyer. Il se passa la langue sur les lèvres et se concentra. Ils ne lui avaient donc pas coupé la langue, en fin de compte ; du moins pas littéralement.

Il se dit que le problème de Mollen devait plutôt se situer au niveau des cordes vocales. Pourquoi ses supérieurs ne les lui en avaient pas fait repousser d’autres, pourquoi ils ne lui en avaient pas fait poser un jeu artificiel, voilà qui le dépassait. Peut-être préféraient-ils que leurs subordonnés ne disposent que d’une série limitée de réponses possibles. En tout cas, il leur était sûrement difficile de dire du mal d’eux.

— Oui.

— Oui c’est loin ?

— Non.

— Décidez-vous !

Une main posée sur la portière ouverte, il se souciait fort peu de se montrer impoli envers l’homme aux cheveux gris ; tout ce qu’il voulait, c’était tester son vocabulaire intégré.

— Désolé.

— Alors ce n’est pas loin, c’est en ville ?

L’homme au visage couturé fronça à nouveau les sourcils. Mollen émit un petit claquement de lèvres et appuya sur une autre série de boutons en prenant l’air contrit.

— Oui.

— En ville ?

— Peut-être.

— Merci.

— Oui.

Il monta. Ce n’était pas la même voiture que la veille au soir. Mollen prit place dans le compartiment conducteur, séparé du siège arrière, et attacha soigneusement sa ceinture ; puis il enclencha une vitesse et démarra en douceur. Deux autres voitures démarrèrent immédiatement derrière eux, puis s’arrêtèrent à l’entrée de la première rue qu’ils empruntèrent au sortir de l’hôtel, bloquant ainsi le passage aux gens des médias qui ne cessaient de le poursuivre.

Alors qu’il regardait les petites taches noires haut perchées qui n’étaient autres que des oiseaux tournoyant dans le ciel, la vue se mit à disparaître progressivement. Il crut tout d’abord que des écrans fumés remontaient à l’extérieur des vitres de part et d’autre de la banquette, ainsi que sur la lunette arrière. Ce fut alors qu’il vit les bulles ; c’était un liquide noir qui emplissait l’intérieur du double vitrage, à l’arrière de la voiture. Il appuya sur le bouton qui lui permettait de s’adresser à Mollen.