— Hé ! cria-t-il.
Le liquide noir était déjà parvenu à mi-hauteur et continuait de s’élever entre Mollen et lui, ainsi que sur les trois autres côtés.
— Oui ? fit Mollen.
Il saisit une poignée de portière. Celle-ci s’ouvrit ; un courant d’air froid pénétra dans l’habitacle en sifflant. Le liquide noir montait toujours à l’intérieur du double vitrage.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il eut le temps de voir Mollen appuyer scrupuleusement sur le bouton commandant son synthétiseur de voix avant que le liquide noir ne lui bouche complètement la vue.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Staberinde. Simple précaution destinée à faire en sorte que l’intimité de M. Beychaé soit respectée, annonça un message de toute évidence préenregistré.
— Hmm. Bon, d’accord, dit-il en haussant les épaules.
Il referma la portière et se retrouva dans l’obscurité ; au bout d’un moment, une petite lumière s’alluma.
Alors il se laissa aller contre le dossier et attendit là sans rien faire. Le caractère inattendu de ce black-out était peut-être censé l’effrayer ; sans doute voulait-on voir comment il réagirait.
Ils poursuivirent leur route ; la lueur jaune de l’ampoule emplissait l’habitacle arrière d’une atmosphère tiède et confinée ; malgré ses vastes proportions, il semblait rapetissé par l’absence de vue sur l’extérieur. Zakalwe alluma la ventilation, puis reprit sa position. Les lunettes noires n’avaient pas quitté son nez.
Ils tournèrent à l’angle d’un certain nombre de rues, subirent de brusques accélérations, piquèrent du nez et traversèrent dans un bruit de tonnerre une série de tunnels et de ponts. Il avait l’impression de mieux percevoir les mouvements du véhicule maintenant qu’il était privé de toute référence au monde extérieur.
Pendant un long moment, ils filèrent dans un tunnel où se réverbérait le bruit du moteur ; ils semblaient descendre en ligne droite, mais peut-être s’agissait-il en fait d’une ample spirale. Enfin la voiture s’arrêta. Il y eut un bref silence, puis des sons indistincts lui parvinrent, parmi lesquels il crut distinguer des voix ; ils se remirent à rouler sur une courte distance. Le transcepteur lui expédiait de délicates pulsations dans le lobe de l’oreille. Il enfonça la perle dans son canal auditif.
— Rayons X, murmura la boucle d’oreille.
Il s’autorisa un petit sourire. Il s’attendait à ce que quelqu’un ouvre la portière pour se faire remettre le transcepteur… mais la voiture parcourut encore quelques mètres.
Une sensation de chute verticale. Le moteur restait silencieux. Sans doute se trouvait-on dans un vaste ascenseur. Le véhicule s’immobilisa, puis repartit vers l’avant, toujours sans un bruit ; il marqua une halte, puis poursuivit son chemin, à la fois vers l’avant et vers le bas. Cette fois, il était évident qu’on descendait en spirale. Comme le moteur n’émettait toujours aucun son, c’était soit qu’on les remorquait, soit qu’ils avançaient en roue libre.
Ils s’immobilisèrent, et les vitres commencèrent à se vider lentement de leur liquide noir. Ils se trouvaient dans un long tunnel blanc, sous un plafonnier fluorescent. À quelque distance vers l’arrière, le tunnel décrivait une courbe qui lui bouchait la vue ; vers l’avant, il s’achevait par une grande double porte métallique.
Mollen n’était nulle part en vue.
Zakalwe essaya d’ouvrir la portière, y réussit et descendit de voiture.
Il faisait tiède dans le tunnel, encore que l’air parût fréquemment renouvelé. Il ôta son imperméable et examina les portes de métal. Une ouverture plus petite y était percée. Comme il n’apercevait pas de poignée, il exerça une poussée ; en vain. Il retourna à la voiture, trouva l’avertisseur et l’actionna.
Le vacarme résonna violemment dans tout le tunnel, lui carillonna aux oreilles et se répercuta sur les parois. Il alla s’asseoir sur la banquette arrière.
Au bout d’un moment, la femme qu’il connaissait déjà s’approcha et regarda par la vitre.
— Bonjour.
— Bonjour. Me voilà.
— Je vois. Toujours ces lunettes sur le nez. (Elle sourit.) Si vous voulez bien me suivre, dit-elle en s’éloignant rapidement.
Il ramassa son vieil imperméable et lui emboîta le pas.
De l’autre côté des portes, le tunnel se poursuivait ; ils atteignirent enfin une série d’ouvertures pratiquées dans une des parois, et un petit ascenseur les fit descendre encore plus profond. La femme portait une longue robe très couvrante en tissu noir agrémenté de fines rayures blanches.
L’ascenseur fit halte. Ils se retrouvèrent dans une petite entrée comparable à celle d’une maison particulière : tableaux, plantes en pots, sol en dallage nervuré, lisse et légèrement vitreux. Ils descendirent quelques marches recouvertes d’un tapis épais qui étouffa le bruit de leurs pas, et débouchèrent sur un balcon spacieux juché à mi-chemin entre le sol et le plafond d’une vaste salle ; partout ailleurs celle-ci n’était que livres et tables, et ils empruntèrent pour descendre un escalier sous lequel étaient rangés des volumes, tandis que d’autres ouvrages s’alignaient au-dessus de leur tête.
Elle le guida entre les rayonnages et le conduisit jusqu’à une table entourée de chaises. Une machine pourvue d’un petit écran y était posée, et tout autour d’elle on voyait des bobines éparses.
— Attendez ici, s’il vous plaît.
Beychaé se reposait dans sa chambre. Le vieil homme (chauve, très ridé, vêtu d’une longue tunique qui masquait le petit ventre dont il était affligé depuis qu’il se consacrait à l’étude) battit des paupières en l’entendant frapper doucement à sa porte avant d’ouvrir. Il avait toujours les yeux vifs.
— Tsoldrin ? Désolée de vous déranger. Venez voir qui je vous amène !
Il la suivit dans le couloir et resta sur le seuil pendant qu’elle lui montrait du doigt l’homme debout auprès de la table supportant l’écran de lecteur de bande.
— Tu le connais ?
Tsoldrin Beychaé chaussa des lunettes (il était vieux jeu au point d’afficher son âge au lieu de le travestir) et observa son visiteur. Plutôt jeune, de longues jambes, les cheveux brun foncé (lissés en arrière et coiffés en queue de cheval), il avait un visage frappant, voire remarquable quoique assombri par ce duvet que le rasage superficiel ne réussit jamais à faire disparaître. Considérées isolément, ses lèvres étaient troublantes : elles étaient cruelles, arrogantes, et l’œil devait appréhender le visage tout entier pour que leur expression perde de sa sévérité ; d’autre part, l’observateur se voyait obligé de tenir compte du fait – à contrecœur, peut-être – que ses verres fumés ne parvenaient pas à dissimuler complètement ses grands yeux surmontés de sourcils fournis et qui, francs et directs, contribuaient à donner une impression d’ensemble plutôt plaisante.
— Il se peut que nous nous soyons rencontrés, mais je ne pourrais pas en jurer, énonça lentement Beychaé.
Il songeait qu’en effet il avait déjà vu cet homme ; malgré les lunettes noires, ce visage était d’une familiarité déconcertante.
— Il souhaite vous rencontrer, reprit la femme. J’ai pris la liberté de lui dire que c’était réciproque. Il pense que vous avez pu connaître son père.