— Son père ? dit Beychaé.
Ceci expliquait peut-être cela : l’individu pouvait présenter une ressemblance avec un homme qu’il avait jadis connu, ce qui justifierait le pressentiment étrange et passablement troublant qu’il éprouvait.
— Eh bien, voyons ce qu’il a à dire sur la question.
— Pourquoi pas ? répliqua la femme.
Ils se dirigèrent vers le centre de la bibliothèque. Beychaé se redressa. Depuis quelque temps, il avait tendance à se voûter, et cela ne lui avait pas échappé ; mais il était encore assez orgueilleux pour se présenter le dos droit devant un inconnu. Ce dernier se retourna à leur arrivée.
— Tsoldrin Beychaé, fit la femme, monsieur Staberinde.
— Très honoré, monsieur, dit Zakalwe.
Son visage aux traits contractés arborait une curieuse expression, concentrée et méfiante à la fois. Il prit la main du vieil homme.
La femme eut l’air surpris. Le visage âgé, ridé de Beychaé exprimait quelque chose d’indéchiffrable. Il restait là à dévisager son visiteur sans rien dire. Sa main reposait, inerte, dans celle du jeune homme. Enfin :
— Monsieur… Staberinde, répondit-il simplement.
Puis il se tourna vers la femme en longue robe noire et lui dit :
— Merci.
— Pas de quoi, murmura-t-elle avant de s’éloigner à reculons.
Zakalwe comprit que Beychaé savait. Il fit demi-tour et se dirigea vers une allée, entre deux rayonnages chargés de livres, et vit que Beychaé le suivait, les yeux écarquillés par la perplexité. Il alla se tenir entre deux rayons et (comme s’il s’agissait d’une espèce de tic) se tapota l’oreille en disant à Beychaé :
— Je crois que vous avez dû connaître mon… ancêtre. Nous ne portons pas le même nom.
Sur ces mots, il ôta ses lunettes noires. Beychaé le contempla. Son expression ne changea pas.
— C’est possible, en effet, répondit-il en jetant un regard circulaire. (Puis il désigna une table et des chaises.) Je vous en prie, allons nous asseoir.
Zakalwe remit ses lunettes.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène, monsieur Staberinde ?
L’interpellé prit place de l’autre côté de la table, en face de Beychaé.
— En ce qui vous concerne, la curiosité. Quant à la raison de ma présence à Solotol… disons que j’ai ressenti le besoin urgent de voir la ville. Je suis, euh… en relation avec la Fondation Avant-garde ; il y a eu quelques changements au sommet. Je ne sais si vous en avez entendu parler.
Le vieil homme secoua négativement la tête.
— Non, je ne me tiens pas tellement au courant, ici.
— Je vois. (Zakalwe regarda autour de lui avec ostentation.) Je suppose que… (ses yeux revinrent se river à ceux de Beychaé) que ce n’est pas l’endroit rêvé pour communiquer, hein ?
Beychaé ouvrit la bouche pour répondre, puis prit l’air irrité et jeta un regard en arrière.
— Peut-être pas, en effet, acquiesça-t-il enfin. (Il se remit sur pied.) Veuillez m’excuser.
Il regarda s’éloigner le vieil homme et se força à rester assis à sa place.
Il contempla la bibliothèque. Que de livres anciens ! Ils dégageaient une odeur bien particulière. Que de mots calligraphiés, que de vies passées à griffonner, que d’yeux abîmés par la lecture ! Il ne comprenait pas qu’on puisse s’intéresser autant à l’étude.
— Maintenant ? entendit-il s’enquérir la femme.
— Et pourquoi pas ?
Il se retourna sur sa chaise pour voir Beychaé et son accompagnatrice sortir d’entre deux rayonnages.
— Ma foi, monsieur Beychaé, le moment n’est peut-être pas très bien choisi…
— Pourquoi ? Les ascenseurs ne fonctionnent plus ?
— Si, mais…
— Alors, qu’est-ce qui nous en empêche ? Allons-y ; il y a trop longtemps que je n’ai pas vu la surface.
— Ah ! Bon, eh bien je vais prendre les dispositions nécessaires.
Elle eut un sourire hésitant, puis s’éloigna.
— Eh bien, Z… euh, Staberinde. (Beychaé se rassit et s’excusa d’un sourire.) Nous allons faire un petit voyage à la surface, d’accord ?
— Mais oui, pourquoi pas ? répondit-il prudemment, en se gardant bien d’avoir l’air trop enthousiasmé. Tout va bien pour vous, monsieur Beychaé ? J’ai entendu dire que vous aviez pris votre retraite.
Ils parlèrent de choses et d’autres pendant quelques minutes, puis une jeune femme blonde sortit des rayonnages, les bras chargés de livres. Elle battit plusieurs fois des paupières en le voyant, puis s’approcha de Beychaé par-derrière. Ce dernier leva les yeux et lui sourit.
— Ah ! Ma chère, je vous présente monsieur… Staberinde. (Il lança à Zakalwe un sourire embarrassé.) Mon assistante, Ubrel Shiol.
— Enchanté, fit-il en inclinant la tête en guise de salut.
Merde ! se dit-il.
La demoiselle Shiol empila ses livres sur la table et posa la main sur l’épaule de Beychaé, qui à son tour la couvrit de ses doigts fins.
— J’ai cru comprendre que nous allions nous rendre en ville, dit la jeune femme. (Elle regarda le vieil homme en lissant d’une main sa robe blousante toute simple.) Tout cela est bien précipité.
— C’est vrai, reconnut Beychaé en levant vers elle un visage souriant. Sachez que les vieux messieurs conservent la faculté de surprendre, à l’occasion.
— Il y fera froid, répliqua-t-elle en se dégageant. Je vais vous chercher des vêtements chauds.
Beychaé la regarda s’en aller.
— Elle est merveilleuse, dit-il. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.
— Je comprends, répondit Zakalwe.
Tu le sauras peut-être bientôt, songea-t-il.
Il fallut une heure pour qu’on leur arrange un voyage à la surface. Beychaé semblait tout excité. Ubrel Shiol l’obligea à s’habiller chaudement, troqua sa robe contre une combinaison et releva ses cheveux. Ils empruntèrent la même voiture ; Mollen conduisait. Tous trois prirent place sur la spacieuse banquette arrière, et la femme en robe noire s’assit en face d’eux.
Ils émergèrent enfin du tunnel et débouchèrent en pleine lumière ; devant eux, une vaste cour tapissée de neige, fermée par un grand portail grillagé. La voiture franchit les portes sous l’œil de gardes armés avant de s’engager sur une bretelle conduisant à l’autoroute la plus proche. Elle s’arrêta au carrefour.
— Y a-t-il quelque part une fête foraine, en ce moment ? interrogea Beychaé. J’ai toujours beaucoup aimé le bruit et l’agitation des fêtes foraines.
Zakalwe se rappela qu’une espèce de cirque itinérant avait dressé le camp dans une prairie au bord du fleuve Lotol, et proposa qu’on s’y rende. Mollen pointa le nez de la voiture vers l’immense boulevard pratiquement désert.
— Des fleurs, fit-il brusquement.
Les trois autres le regardèrent.
Le bras posé sur le dossier, derrière Beychaé et Ubrel Shiol, il effleura la chevelure de cette dernière, délogeant la pince qui la retenait. Il éclata de rire et récupéra l’objet sur la lunette arrière. La manœuvre lui avait permis de jeter un coup d’œil derrière eux.
Un gros véhicule à chenilles les suivait.
— Des fleurs, monsieur Staberinde ? s’enquit la femme en robe noire.
— Je voudrais acheter des fleurs, répondit-il. (Souriant, il regarda alternativement les deux femmes, puis frappa dans ses mains.) Pourquoi pas ? Mollen, au Marché aux Fleurs ! (Il se laissa aller contre le dossier en souriant béatement, puis se redressa, l’air tout contrit.) Si ça ne pose pas de problème, dit-il à l’intention de la femme.
— Bien sûr que non, fit cette dernière en souriant. Mollen, vous avez entendu ?